Qu'est-ce qu'un graveur? Un hom­me qui dessine la forme avec une pointe, sur du métal, et qui la peint avec du noir. Aucun art n'est plus puissamment grapho­logique. Il n'est pas seulement l'occasion d'un style, mais l'évidence d'une écriture. II nous révèle à la fois l'univers et un homme. II a la qualité secrète et l'autorité de l'auto­graphe, et il est constamment autographique. J'aime à considérer les grandes pages des maîtres comme des espèces de manuscrits où tous les déguisements de l'éloquence et toutes les fantaisies du texte ne sauraient dérober la plus brûlante peinture, et la plus spontanée, de l'individu, de son humeur, de ses goùts, de sa nation, de sa race, de son temps. Plus encore, la gravure nous permet de vérifier cette loi des familles spirituelles qui, de siècle en siècle, à travers l'histoire, unit les uns aux autres par des liens serrés et cachés des hommes que séparent en appa­rence de grands intervalles d'espace et de temps.

Ici même j'ai parlé des visionnaires et des virtuoses. Les uns s'emparent du monde avec une véhémence de possession qui trans­figure tout: leur lucidité est celle de la fièvre, ils semblent exagérer la rationalité de la vision pour suggérer un mystérieux délire. Les autres sont des espèces de joueurs, des joueurs d'eux-mêmes et de leurs dons: on dirait qu'ils se séparent de leur œuvre pour laisser leur chance aller toute seule et qu'ils la regardent suivre son risque avec une im­personnelle, gracieuse et fatale élégance. Mais toutes les physionomies morales des hommes du dessin et de l'estampe ne sont pas comprises dans ces deux définitions: Il me semble même que l'étude qu'on en peut faire est capable d'enrichir singulièrement la connaissance des passions, des habitudes et de tous les mouvements secrets qui agitent et qui conduisent l'artiste. En voici un, de bonne étoffe, sans doute coloré de "visionnisme", si j'ose risquer ce mot, et peut-­être aussi de virtuosité (car ce n'est pas incompatible), mais qui est autre, et c'est cette différence de qualité, de ton moral et de métier qui m'amène à parler d'Auguste Brouet. Cas particulier, nature fluide et ombreuse à la fois, art de séduction violente où interviennent du même coup la recherche et l'ins­tinct.

Brouet a désormais fran­chi la zone crépusculaire où, le premier, Gustave Geffroy l'a saisi pour le mener au grand jour. Je n'ai pas le mérite de cette découverte, mais la puis­sante divination de mon ami et le portrait qu'il a tracé du graveur ne m'in­terdisent pas de chercher à en donner une image à ma manière. Il. y a des hommes qui peuvent être définis en dix lignes, et pour toujours. La multi­plicité de celui-ci est capti­vante. Il n'a pas cessé de produire, et il produira encore. C'est en cheminant à ses côtés, en regardant par-dessus son épaule le travail de ses mains que je voudrais essayer de surprendre sa mobile diversité.

D'abord, c'est un nomade. Il n'appartient pas à la catégorie des sédentaires et des en­fermés. Il ne se verrouille pas dans une chambre éclairée à la lampe pour converser avec les ombres et avec la nuit. Il y en lui un homme de grand chemin, que tente le spectacle de la vie errante, comme d'autres la navigation sur la mer. Son âme foraine chérit le cirque ambulant, la rue de faubourg, la campagne ravagée des banlieues. C'est là que l'homme est perpétuel mouvement, agile grimace, miracle de force, de grâce ou d'ingéniosité. En vérité, tout ce qui n'est pas merveilleux a bien peu de prix, mais il ne faut pas chercher le merveilleux dans les fables. Il est là, sur la route ou dans la rue. Route où circule lente­ment la roulotte avec sa tribu, rue populaire qui draine avec profon­deur ses flots humains chargés d'allégresse et de misère. Si j'écrivais une biographie féerique du graveur, je suppo­serais - sans doute il n'en est rien - qu'il est né un soir de para­de, sous une vaste tente de toile, ou bien dans une de ces cabi­nes roulantes que fer­ment de petits volets et que surmonte le tuyau de zinc d'une cheminée, comme dans une vraie maison: barque, villa, wagon et cabriolet tout ensemble. Je vois s'agiter autour de lui des hommes qui ont passé hâtivement sur leur maillot un pardes­sus que dépassent leurs jambes roses, fourrées de lapin à la cheville. Et puis c'est un petit rôdeur bon enfant, qui ne se voûte pas sûr des bouquins, mais qui est requis énergiquement par les choses et les gens qui passent. Il circule, les mains aux poches, le nez en l'air, dans cet étonnant royaume campé de chaque côté de la limite d'une ville, frange extraor­dinaire de l'activite urbaine où se font les grands mélanges, où se perpétuent dans la bonhomie et la pauvreté des habitudes et des métiers aussi anciens que l'homme. Le régi­me des castes, des corporations et des cheva­leries s'y superpose, comme un réseau lâche et solide à la fois, à toute sorte d'activités mouvantes. C'est là que la civilisation a son caractère le plus aigu et le plus complexe. On peut fonder d'un seul coup, dans des pays neufs, des villes composées uniquement de rues de Courcelles et de rues François 1er, ces chefs-d'œuvre de l'ennui, mais il est im­possible d'improviser la rue de Belleville ou la rue Mouffetard, les quais de la Villette ou la plaine Saint-Denis, tout ce qui s'y dépense avec prodigalité de violence et de poésie. Ce que Rembrandt cherchait dans le ghetto d'Amsterdam, Auguste Brouet le cherche au cœur des faubourgs et dans cette zone frappée d'interdit où les maisons sont en planches, les murs en palissades et les arbres plus fournis de bois que de feuillages. Rive étrange, pleine de choses échouées, rejetées des deux parts, féconde en débris de nau­frages et en industries de naufrageurs.

Il a le goût de l'homme, et de cet homme là. Une ville ne lui est pas un répertoire de paysages en pierres, mais une arène, un abri, un repaire, chauds et foisonnants d'huma­nité. Il chérit les forains, ses frères, les bohèmes, les banlieusards, les faubouriens, tout ce qui trime, chemine, tout ce qui foule, précipitamment ou flâneusement, la pous­sière des pistes à ornières, escortées de becs de gaz et de poteaux télégraphiques, ou les pavés sculptés par les démarches, martelés par les fortes semelles, caressés avec lan­gueur par les savates traînantes. Il s'est arrêté devant les échoppes. Il est un amou­reux des petits métiers. Il regarde - comme on les retournerait sous toutes leurs faces, pour les posséder dans tous leurs secrets - ces vestiges d'un autre âge, ces miracles d'adresse héroïque: des objets fabriqués à la main. Parmi les lieux du monde où il se sent attiré par un charme magnétique, il en est deux entre tous qui le possèdent pleinement, qu'il a dans la peau, comme une femme, - les coulisses du cirque, la bouti­que de l'artisan.

Les coulisses du cirque, le repos et les exercices du baladin, la familiarité du clown détendu de ses farces, dans son san-benito décoré d'un soleil hilare et, sous la lampe à pétrole qui jette d'en haut un triangle équilatéral de lumière dorée, la grâce toute-­puissante de l'écuyère, de la dompteuse, de l'équilibriste, à la fois nues et vêtues dans leur maillot, cette seconde peau qui les cor­rige ou qui les accuse. Il est le Degas du foyer de cet opéra, mais un Degas tendre, et point amer, un camarade, un copain fra­ternel. Il sait ce que c'est que le beau travail, il est connaisseur en tours, en exercices athlétiques, en boniments et en pitreries. Il apprécie la vaillance de ces cœurs d’artistes et la qualité de leur art. Nul ne pouvait mieux que lui illustrer Les frères Zem­gano ou célébrer les Fratellini: on dirait qu'il écrit ses propres mémoires. Il n'observe pas du dehors, il n'est pas un curieux tenté par des sujets pittoresques, il se souvient, il conte ses belles aventures, ses amitiés, l'émotion de toute sa vie.

La boutique de l'artisan, la boutique qui n'est pas séparée du monde par ce rempart étincelant, infranchissable, la glace, mais qui se mêle à la rue, qui déferle sur le trot­toir, qui se cogne au passant, qui fait amitié avec la voiture des quatre-saisons, qui met la familiarité attentive de la besogne dans la familiarité expansive de la rue. C'est là que travaillent ces deux compagnons modelés l'un sur l'autre, la main, l'outil. C'est là le répertoire vivant des plus rares merveilles, toutes sortes de petites machines inventées au jour le jour, selon les besoins, et parfaite­ment bien adaptées à la fonction, non pas seulement l'étau, la lime, la pince, le mar­teau, les ciseaux et les ciselets, mais des improvisations en fer blanc, en carton, en bois ou en ficelle. Magique trésor, d'où sortent le sifflet à deux sous et les chefs-­d'œuvre de la lutherie. C'est là que le bois devient sonore, acquiert une voix, une divine voix, plus poignante que la voix des hommes et des femmes. Mais ces instruments parfaits ne détournent pas Brouet de son amitié pour le reste. Il est de ces maîtres qui sont grands « chosiers » et que tout intéresse dans les instruments dont l'homme se sert et qu'il a faits, pourvu qu'ils ne soient pas immobilisés dans les musées et qu'ils restent mêlés chaleureusement à la vie. La voiture et la voiturette, la marmite des romanichels, l'éventaire ambulant de la petite marchande, le vieux poële crevé, rapetassé comme un soulier, qui tâche de fendre un froid à pierre fendre, le mo­bilier métallique et marmoréen des bis­tros, que ces choses sont belles! Et les vêtements aussi, quand ils sont vrai­ment habités par l'homme, quand ils ont chauffé sa misè­re, protégé son tra­vail, quand ils sont les bons compa­gnons de son corps. Et la guenille enfin, l'habit effrangé qui n' est presque plus habit, mais une sorte de pelage ras et troué, collé sur la chair durcie, inlas­sable tyran de leur décrépitude. Mais est-ce là fantaisie pittoresque, caprice d'artiste, roman­tisme de plaisante pauvreté? D'un bout à l'autre de cette partie de son œuvre, Brouet répand un large sens populaire, une connaissance profonde, émue, qui tient aux fibres rnêmes de sa vie et de son cœur. Ces vertus s'expriment avec la force la plus poétique dans son commentaire imagé de L'Apprentie, un autre des admirables livres, conçus, mis au jour par le vaillant et savant Grégoire, éditeur, poète, dont le nom ne se sépare pas de celui de Brouet. Cette grande histoire d'un quartier, d'une classe, d'une race, ce portrait si rudement et si tendrement tracé par Geffroy de la fille de Paris, héroïque et vraie, voici qu'elle fourmille d'une vie étonnante et nouvelle, que des visages, des attitudes et des milieux puis­samment évoqués par l'écrivain surgissent, comme s'ils se levaient de ses propres songes, des êtres impatients de vivre et chauds de vérité. Les hommes et les femmes qui travaillent avec leurs mains sont là, et Brouet les aime, les découvre et les saisit partout où il les rencontre, non seule­ment à la porte de Saint-Ouen, et sur les hauteurs de Belleville, mais dans les ports, accroupis ou dressés dans leurs barques, elles-­mêmes complexes et précises comme de beaux instruments de musique. Non pas marins de théâtre, de romance ou de cinéma, avec de jolis cols, et des mines sentimentales, mais ouvriers marins, habillés comme des serruriers et des marchands de fruit.

Et cet ami des objets et des besognes, ce compagnon des bohèmes et des artisans, c'est aussi un voluptueux ami de la femme. Il en respire avec délices l'animalité char­mante. Sa grâce lui est intime et fami­lière, et toujours nouvelle. Tantôt elle est l'être joli, terrible et nu, qui livre avec candeur les confidences de son corps. Tantôt elle est la sublime artiste des plus étranges féeries. J'ai dit la baladine au maillot, mais je n'ai pas dit la danseuse. Brouet a été possédé, lui aussi, par cette espèce d'oiseau charnel, chez qui se rencontrent et se marient l'impondé­rable spiritualité du rythme, l'instinct ailé, la délicate grâce, - et, d'autre part, la plus sensuelle succulence. Ce qu'elle montre de sa peau, la qualité drue et nerveuse de la machine sous la finesse de l'épiderme exerce un charme magné­tique où l'ange et la tête combinent leur pouvoir double et un. L'homme qui connaît l'effrayante géo­graphie de la guenille, le système ogival des arca­tures physiques déjetées, ployées, effondrées, sait aussi ce que vaut le galbe de ces jambes-là, dans les corolles de mousseline ainsi que la délicate pléni­tude des petites gorges et des nuques fines, où il s'attarde avec le toucher le plus caressant.

Car je parle d'un graveur, d'un subtil et pénétrant graveur qui ne résume pas à grands coups l'archi­tecture de son univers, dans une matière quelconque, mais qui, avec les abrégés les plus saisissants, fait parler à son art un langage subtil, varié, riche en saveurs épidermiques, en beautés de couleur et de métier. Il a parfois la rapidité du croquis, qui griffe la planche avec la hâte de s'emparer de la forme qui passe et de la silhouette qui fuit: là-dessus, à l'endroit où il faut, une tache, habile, géné­reuse, non pour appro­fondir l'espace ou pour décupler l'effet, mais parce que la touche de noir est nécessaire à l'estampe, parce qu'elle est l'accent et la tonique de cet art. Parfois aussi, les modelés les plus raffinés, les plus soyeux, et tels que, dirait-­on, sa main, en passant sur les formes, y éveille la plus frémissante vie. De là le double charme d'une expression qui ne tarde pas, qui est à la minute du mouvement et à son allure, qui marche du même pas, qui bondit avec lui, - et qui, en même temps, sait le prix de toute chose frappée par la lumière, la qualité des matières sug­gestives, celles qui prêtent le mieux à un beau ton d'eau-forte, à ce raccourci de raretés et de mystères où nous aimons à sentir une magie cachée. Cette vivacité et ce raffinement, cette poésie brusque et sensible, cet accent populaire et ces voluptueuses rêveries, ce romantisme picaresque et cette audace de vérité, ce sont là quelques-uns des éléments contradictoires dont l'union fait l'originale et magistrale autorité d'Auguste Brouet.

HENRI FOCILLON, professeur d'Histoire de l'Art à la Sorbonne.