Elevé par sa grand-mère dans cette banlieue lointaine qu'étaient il y a si peu de temps encore, les localités immédiatement voisines de Paris, Auguste Brouet quitte à treize ans les Lilas pour retrouver ses parents à Montmartre. Négligents comme beaucoup de ménages d'ouvriers, qu'excuse en partie l'obsédante préoccupation de la recherche du pain journalier, ceux-ci s'inquiétèrent peu de la présence de leur progéniture qui en profita pour vagabonder à son aise, et des camarades, rencontrés sur les fortifs, ouvreurs de portières et vendeurs de programmes, l'entraînèrent dans leur sillage impur, vers les abords des champs de courses et des théâtres...
Il se trouvait, comme on voit, à. une école n'ayant pas pour habitude de réussir à former des sujets d'élite quand, après l'avoir ainsi laissé battre le pavé durant de longs mois, on le plaça en apprentissage dans la maison Delaye. Au bout de deux ans, il n'avait guère fait que des courses et ignorait tout du métier de lithographe. Il essaya d'une autre corde et passa chez un luthier où il n'apprit pas davantage. Revenant à la lithographie, il entre à l'atelier Faria; or, une éducation libre avec excès n'avait pas étouffé chez lui le goût du travail et l'étude du dessin le tenta ; spontanément, il se prit à suivre des cours du soir et le temps vint où il fut en mesure de tenir un crayon gras; sur des couvertures de musique, il épandit alors plus de six cents Paulus, ce qui n'est pas un mince titre de gloire. Poursuivant ses études, il fréquente chez Quignolet, maître obscur des Batignolles aux cours fort suivis et dont plusieurs élèves parvinrent à la réputation; même ne craignant point de sacrifier ses matinées de travail, il fut quelque temps aux Beaux-Arts, chez Delaunay et Gustave Moreau.
Brouet, qui laisse de côté la peinture dont il ne fera que très peu, ne dirige point ses vues sur la lithographie; l'eau-forte exerce sur lui un attrait irrésistible et cependant, il ignore tout de son procédé. Quand, à dix sept ans, il veut effectuer ses débuts, pour enseignement il possède les conseils d'un petit traité acheté d'occasion; sa planche consiste en un bout de zinc de toiture qu'il a préparée avec de la cire à parquet, et des aiguilles montées à sa façon lui servent d'uniques outils. Avec ces moyens rudimentaires, il obtient Les Petits Joueurs de Dés, estampe de format réduit, mais qui montre déjà de quoi son auteur sera capable et qu'il faut citer parce qu'elle amène une explication non dépourvue de saveur; on reconnaît, en effet, dans sa facture, la manière de Rembrandt et il n'est pas pour surprendre qu'un élève s'inspire d'un tel maître; or, à ce moment, Brouet ignorait l'existence de Rembrandt, graveur.
A son retour du service militaire, il entreprend véritablement les recherches que lui facilite la possession d'une presse acquise à la foire à la ferraille, cependant que pour vivre, il fabrique dessins et aquarelles qu'il a parfois la satisfaction de voir en des vitrines flatteusement attribués à des noms bien cotés. Il fut des premiers qui reprirent la gravure en couleurs; mais les marchands dédaignaient ses essais, tant en couleur qu'en noir; c'était la grande époque de l'affiche; tout le succès allait à la lithographie florissante; la gravure de reproduction qui depuis... seule comptait encore, il s'y mit et grava d'après Rembrandt, d'après Whistler, d'après Corot.
L'œuvre original de Brouet ne sort guère du milieu,- Montmartre et Saint-Ouen avec la zone qui les sépare, - d'où il ne s'évada lui-même que très peu. A Londres, il n'alla que pour noter les tableaux qu'il reproduisait. D'Heidelberg, il revint avec une étude panoramique du château, de la ville et de la vallée du Neckar. De Rouen, de Pont-de-l'Arche, de Moret, il rapporta quelques coins pittoresques qui montrent bien son talent de paysagiste, mais qui ne respirent point, et pour cause, cette intensité de vie qu'on retrouve dans ses sujets familiers; ces aspects de campagne muette ou de province endormie semblent nécessairement un peu ternes à côté de toute son agitation faubourienne.
C'est que la rue Lepic ou la rue des Abbesses, les fortifications, le Marché aux Puces, la route de la Révolte offrent une variété de tableaux merveilleuse. Champ d'observation plus restreint peut-il présenter source plus abondante de documentation ? Etals de bouchers, éventaires de fruitiers, échoppes de bouifs, déballages de bric-à-brac, attroupements de camelots, rassemblent la foule la plus bigarrée; et surtout, il les connaît si bien ces types de plein air, Crainquebilles, joueurs d'orgue, forains, romanichels, tous ces gens que la pauvreté a marqués de sa griffe indélébile, qui fléchissent sous le faix du sort. Mais Brouet n'en use point pour tirer des effets de pitié toujours faciles; ses personnages n'apportent pas la tristesse; ils vont d'une manière si naturelle qu'on ne se prend point à songer aux dures conséquences des inégalités sociales; ils semblent tellement adaptés à leur milieu qu'on n'imagine point que la vie pourrait leur être plus souriante; leur misère semble un état de nature et l'on doit se demander si, d'être issu de leur propre milieu, leur interprète n'a pas hérité de leur fatalisme résigné pour aboutir à une sorte de philosophie sereine qui conclurait que chacun vit sa vie comme il la doit vivre, d'après des lois aussi supérieures qu'intangibles, que tout est bien comme c'est et que le mieux ne serait pas mieux. En somme les types de Brouet n'excitent point la commisération pour cette raison peut-être qu'il n'en a point éprouvé lui-même; ceci ne veut point dire que dans son œuvre l'émotion manque; elle est par ail1eurs, dans l'expression magnifique de la vérité.
Il lui arrive pourtant de s'égarer en des sujets d'un ordre plus relevé. Mais pas plus qu'avec les humbles il ne visait à apitoyer, il ne tend davantage à un raffinement affecté en exagérant le côté aimable. Dans ses études de femmes, de danseuses, notamment, il reste toujours lui-même, c'est-à-dire vrai. Si quelque
lui offre l'hommage de sa plastique, il sait s'attacher à la grâce et rejeter la préciosité ; à la suite de son modèle, qui a longtemps peiné avant de parvenir à dégager le mouvement définitif et pur, il s'efforce à rendre simplement ce qu'il voit: c'est ainsi qu'on atteint à la beauté.Reine de l'attitude et princesse du geste
Donc, où qu'on l'examine, grâce à une note franche en même temps que savante, due à une mémoire limpide et à un œil décidé, on retrouve toujours en Brouet un artiste possédant un si grand sentiment de la vie que les plus secondaires éléments de ses sujets sont l'expression même de la réalité. Sa profonde connaissance du dessin, sa possession d'une perspective exacte et d'une anatomie sûre, l'engagent parfois à procéder à une mise en place improvisée et à camper sans hésitation ses personnages et il jette directement sur le cuivre le produit de son imagination; mais, le plus souvent, ses planches sont préparées par des croquis à la plume, au crayon, au fusain, au lavis; il compose et recompose sans impatience. Ce n'est pas tout: de la bohème de ses premières années, Brouet a conservé un avantage précieux, l'insouciance la plus absolue en ce qui concerne la gloire et l'argent; la renommée ni les besoins ne sont venus troubler son cœur et l'obliger aux transactions inévitables. Travailleur obstiné, le temps pour lui n'existe pas; seule, sa satisfaction entre en ligne de compte et, le nombre des planches abandonnées dont il eût pu tirer profit n'est pas à relever; parmi celles qui virent le jour, - moins de cent à l'heure actuelle, - on ne sait pas non plus combien d'états inconnus ont précédé l'estampe définitive. Ainsi les Romanichels étaient terminés après un seul état; mais Brouet revient sur sa décision; il fait replaner sa planche en partie; il reprend la composition et finalement, c'est le septième état qu'il présente en toute satisfaction. Ceci est un exemple et non une exception et toutes ses planches sont remarquables, parce qu'elles ont toutes été l'objet du même souci de les dégager de tout superflu nuisible.
Auguste Brouet, qui, plus que n'importe quel autre, ne doit rien qu'à lui-même, qui travaillant seul ne se préoccupa jamais de personne, qui, pour son art, ne prit jamais conseil que de sa conscience, parvenu à la maturité, se trouve dans la pleine possession de ses moyens. L'éclosion de son talent doit forcer sa propre indifférence et l'heure est venue pour le public de s'arrêter à ce nom qu'il ignore et qu'il a jusqu'ici entrevu à peine aux Peintres-Graveurs.
JEAN HEUBERT