Quelques lignes d'un quotidien soudainement placées sous les yeux... Auguste Brouet est mort.

L'homme s'anime encore une fois, hors du cadre où la cohue se presse et froisse la feuille imprimée...

II marche sans hâte, envahi par la graisse, dans le soir qui tombe sur le boulevard de Clichy, ou fume la pipe dans un atelier, parlant par à-coups, résigné, sans enthousiasme. Ses cheveux blancs sont rejetés en arrière, le visage est glabre, la bouche spirituelle, les yeux bleus, très doux, s'éclairent par intervalles d'une malice qui dément la bonhomie des bajoues.

Au numéro 4 de la rue Camille-Tahan, entre le Gaumont-Palace et le cimetière Montmartre, sur une porte du premier étage, une plaque gravée: A. Brouet. Une entrée étroite et brève, puis une pièce assez grande avec, au fond, à droite, une alcôve aux rideaux épais et bariolés. Une table, un poêle énorme à carreaux de mica, une horloge à gaine, une armoire rustique; près de la fenêtre, à gauche, l'établi du graveur, avec la vitre habituelle pour atténuer l'éclat de cuivre dénudé... Entre l'alcôve et l'armoire, trois caisses sonores (que sont-elles devenues depuis 1935 ?), de forme rectangulaire reposant sur quatre pieds et tendues de cordes métalliques qu'on fait vibrer à l'aide de deux petits marteaux: des cymbalums. Sont-ils ici assez paradoxaux, ces trois cymbalums! Non! Brouet avait été dans sa jeunesse apprenti chez un luthier du Faubourg Poissonnière, et avec le concours d'un ébéniste, il avait construit ces instruments, au prix de dix mille francs chacun, sur la commande d'un américain qui les lui laissa pour compte. Le luthier, c'est la tête chauve et ravagée, conservant juste assez de chair, d'os et de tendons  pour contenir une âme brûlante derrière les lunettes que Brouet  a fixée dans une petite planche à l'eau-forte (Boutitie n° 2).

Fils de forains - sa mère, nous avait-il confié, exploita un  cirque, un manège de chevaux de bois, puis s'installa rue Véron, marchande à la toilette -  Brouet était né à Paris, le 1er octobre 1872. Jusqu'à l'âge de 13 ans, il vécut aux Lilas, auprès de sa grand'mère. De retour à Paris, orienté vers la lithographie commerciale, il entre en apprentissage dans la maison Delaye; il y reste deux années sans profit occupé à des courses plus qu'à la pratique de son art. Il passe alors chez Faria, suit aux Batignolles les cours d'un certain Quignolot, et après quelques séances dans l'atelier de Gustave Moreau, reçoit les conseils techniques d'Auguste et d'Eugène Delâtre. Cependant, à l'âge de 17 ans, après la lecture d'un traité de l'eau-forte acheté d'occasion, il avait gravé sur un morceau de zinc de toiture, préparé avec de la cire à parquet, Les petits joueurs de dés dont il n'aurait tiré que deux ou trois épreuves, et Sur les quais, une planche de forme semi-circulaire, d'un tirage limité à une seule épreuve... A sa libération du service militaire, il acquiert à la foire à la ferraille une presse à bras, et reprend ses essais. En 1902, il publie avec une préface de Gustave Geoffroy, un recueil de cinq planches : Paysages de Paris, dont les vastes compositions empruntées aux rives de la Seine, sont traitées pour la plupart avec une certaine recherche de l'effet. Le Pont Marie (Planche n° 3), plus sobre, d'une observation plus directe, marque déjà les tendances de l'artiste qui s'affirmeront plus tard. .

En 1905, Courteline lui demande pour sa Conversion d'Alceste, un frontispice dans le goût du XVIIéme siècle, que Brouet grave au burin. Le petit volume rarissime n'a été tiré qu'à cinquante exemplaires, dont trente réservés pour l'auteur avec la planche en double état. Cependant il avait abordé la gravure de reproduction en couleurs. Il comptait lui-même une trentaine de planches d'après Chardin, Rembrandt, Watteau, Vélasquez, Corot, Millet, Henner, etc...que publièrent Dietrich à Bruxelles, et Devambez à Paris. En collaboration avec Richard Ramft [Ranft], il exécute trois planches d'après des scènes mythologiques de Turner pour la notation desquelles il s'était rendu à Londres.

C'est seulement en 1922 que Brouet fut révélé au grand public par une exposition à la Galerie Barbazanges (du 17 au 31 mars). Le catalogue s'ornait d'une petite eau-forte: Le marchand aux paniers. Le succès s'impose, Le Pactole, alors, roula dans son atelier, l'Amérique l'inonda de dollars. Il tirait de toutes ses poches voisinant là avec la pipe, ici avec le tabac, des billets de banque dédaigneusement froissés...La planche Vers les Saintes Maries lui aurait rapporté, de son propre aveu, cent cinquante mille francs.

Durant la guerre de 1914-1918, il retrouve dans une caserne un ami d'enfance, Frédéric Grégoire, qui, la paix venue s'improvise éditeur, et publie, illustrés par Brouet, Les frères Zemganno, d'Edmond de Goncourt (1921); l'Apprentie, de Gustave Geoffroy (1924). Le Catalogue de l'œuvre gravé d'Auguste Brouet, (2 volumes in-4) paru en 1923 par les soins de G. Boutitié [Boutitie] rapproche les deux hommes dans une commune entreprise: associés, ils fondent les Editions de l'Estampe sous la firme desquelles sortiront trois ouvrages illustrés: Jésus-Ia-Caille, de Francis Carco (1925); La Bièvre et Saint-Séverin, de Huysmans (1926) ; L'Ex-Voto, de Lucie Delarue-Mardrus (1927). De son côté, Devambez publiait en 1927, Le Livre de l'Emeraude, d'André Suarès; en 1928 Gréco où le Secret de Tolède, de Barrès, et en 1929, Le Drageoir aux Epices de Huysmans.

La crise financière qui survint trouva Brouet dans une situation assez précaire. Qu'il nous soit seulement permis de témoigner qu'il accepta ses revers de fortune avec une résignation sans aigreur. En 1938, il avait illustré Mireille, de Frédéric Mistral.

Brouet, sans culture, n'avait aucune prétention. Il a regardé avec des yeux d'une acuité impitoyable, mais sans parti pris, la misère des autres qui, fut quelquefois la sienne. Ces natures simples ne se sentent pas extérieures au monde qui les environne; mais tout ce qui vit est comme un prolongement, une multiplication de leur propre existence. Sachant que les destinées ont leur mystère, leur fatalité, elles ignorent la haine. Telles physionomies dans l'œuvre de Brouet, sont des abîmes de ténèbres où la vie accumule ses détritus, mais aucune ne porte sur le front de sollicitation importune. Leur pathétique sort de la vérité même avec laquelle elles ont été traduites.

Brouet a rarement franchi les limites de son univers familier. Ses pêcheurs de Quiberon ou de Saint-Briac n'ont pas la saveur pittoresque de ses marchands divers, et c'est à Saint-Ouen, au marché aux puces, où tout est sans contrainte et sans artifice qu'il a noté avec le plus de bonheur les attitudes et les accoutrements. La même vie simple et non moins singulière l'attire rue Lepic où stationnent les marchands des quatre-saisons, où s'ouvrent les étals des boucheries, les boutiques des fruitières et des herboristes.

Il a gardé assez du facile émerveillement de l'enfance pour se passionner de parades de tréteaux, d'exercices de ballerines et d'acrobates.

Il s'est toujours défendu de s'être inspiré de Rembrandt. Et pourtant sa façon de concentrer l'intérêt sur le centre du sujet et de lui sacrifier ce qui l'encadre est bien dans la tradition du maître. Certaines valeurs affirmées systématiquement, et qui concourent encore à détacher la scène de l'universel, prolongent le procédé du Paysage à la Tour (Ch. B. 324) ou de La Chaumière et la Grange à foin (Ch. B. 327).
De telles similitudes sont parfois irritantes comme tout ce qui sent l'imitation d'une perfection devant laquelle il n'est permis que d'être soi-même, en renonçant à suivre le sillage du météore... Quoi qu'il en soit, l'art de Brouet révèle une science approfondie dans le maniement de la pointe. Examinez à la loupe les états successifs de ses planches et voyez avec quelle entière liberté, quelle souplesse et quelle [sic] tact il place ses traits multiples et ténus, en quête de l'expression définitive! Nous l'avons vu graver Le Canal du Thiou à Annecy, dans la désinvolture d'une certitude étonnante. Mais il reste attaché aux apparences formelles, sans pouvoir les rompre de ces étrangetés linéaires, où se révèlent au contact de la réalité, ces violentes prises de possession qui sont l'indice des véritables tempéraments. Il sait dessiner, mais sans feu.

Incités par la faveur attachée à ses types populaires ainsi qu'à ses parades foraines, les éditeurs demandèrent au graveur l'illustration de textes appropriés aux ressources de son talent. Les Frères Zemganno, L'Apprentie et Jésus-la-Caille notamment, touchent par leurs traits essentiels à ses domaines de prédilection. Aussi, Les Frères Zemganno, que Gustave Geffroy, dans un excès, croyons-nous, d'admiration spontanée, qualifie de  «chef-d'œuvre de l'illustration ajouté à un chef-d'œuvre de la littérature », sont déjà tout entiers dans la grande planche du Cirque Pinder. Mais les deux acrobates en sont-ils sortis pour n'être que l'objet d'une recherche exclusivement plastique, dans une mise en page aussi banale ? L'habileté des cinéastes nous a imposé des visions si imprévues, qu'elles ont renouvelé à la fois les aspects familiers des choses et notre façon de sentir.

Avec L'Apprentie, Brouet revenait à ses chiffonniers et à ses antiquaires, avec Jésus-la-Caille, aux mauvaises figures des jeunes romanichels sous d'autres habits. Cependant une voie à peine abordée lui restait largement ouverte. Les quelques planches qu'il a gravées vers 1923 et 1924, et qui s'inspirent du petit monde des ballerines, Les Apprêts pour la danse, Le Salut, La Pirouette, etc... permettaient de l'orienter sans craindre la satiété de ses scènes habituelles, vers un commentaire de romans tels que Les Petites Cardinal.

Quant à sa collaboration avec d'autres artistes, à l'illustration des Georgiques, traduites par Delille, du Voyage rustique, de Charles Sylvestre, et de Forêt Voisine, de Maurice Genevoix, on s'étonne qu'on ait osé fourvoyer parmi les paysans d'un autre âge, et les paysans de nos jours, un homme aussi peu fait pour goûter l'antiquité que pour s'intéresser aux travaux des champ et des bois.
Historiographe d'un monde que d'autres ont avec lui exploré, le placerons-nous, sans les revendications sociales de l'un, et l'ingéniosité de l'autre, entre Steinlen et Raffaëlli ? Lorsque les terrains vagues de Saint-Ouen auront disparu sous les constructions d'un Paris sans cesse agrandi, nos arrières neveux rechercheront-ils ses planches comme celles d'un Israël Silvestre ou des Pérelle, pour leur valeur de témoignage ? Les fanatiques du talent de Brouet se scandaliseront sans doute, de le voir apprécié surtout pour des raisons iconographiques. Mais si nous ne pouvons tenir Brouet pour un authentique créateur, nous sommes loin de méconnaître le métier remarquable du graveur.

Il lui a manqué de savoir s'élever jusqu'au privilège de ses interprétations dont la singularité n'a le plus souvent que l'accent même de la vérité, de la vérité profonde qui nous échappe, mais qu'un dieu découvre tout à coup à nos regards déconcertés.

J.-R. THOME.