Auguste Brouet ne doit sa réputation ni à la fréquence de sa participation aux expositions, ni aux dimensions d'estampes ambitieuses. La manifestation annuelle des Peintres-Graveurs lui suffit. Les eaux-fortes qu'il y envoie sont le plus souvent grandes comme la main; il en est même de plus petites, qui n'excèdent pas la surface d'une demi-­carte à jouer. Mais les unes comme les autres s'imposent aux amateurs, grâce à l'adresse de la pointe, au trait preste, adroit, coloré, qui exprime ce qu'il a à dire, nettement, sans repentirs prétentieux ni ombres mélodramatiques. En fait, des pièces vives, hardies, pittoresques, comme les milieux, les personnages qu'elles rappellent.

M. Brouet, parisien, n'a jamais quitté Montmartre, et c'est parmi les petits commer­çants vivant de la vie de la rue, dans les coins populeux de la Butte, qu'il prend le plus sou­vent ses modèles. Parfois il franchit la porte et entre chez des personnages plus relevés: l'an­tiquaire ou le luthier, qui végètent dans l'en­combrement de bibelots ou d'ustensiles dispa­rates. Il lui arrive aussi de descendre vers Saint-Ouen; il surprend alors les zoniers dans leurs occupations imprévues.

M. Brouet n'a garde, aussi, de dédaigner les allures des romanichels, lorsqu'il a l'heu­reuse fortune de trouver ceux-ci campés dans un coin de banlieue et point trop méfiants. Mais les prédilections du graveur pour ces diverses catégories de modèles sont unique­ment artistiques. Il ne se considère pas comme chargé de mission, obligé de tenir en haleine par des scènes bien choisies, les professionnels de la philanthropie. S'il préfère les petites gens, voire les irréguliers de la zone, aux beaux messieurs du Boulevard, c'est qu'il trouve chez les premiers un pittoresque, un naturel dans les mouvements, vraiment trop absents chez les autres. De même, lorsqu'il veut saisir la physionomie d'une demeure, il laisse là Paris et ses immeubles aux façades cossues, pour Moret, Pont-de-l'Arche et Rouen où il y a de curieuses maisons de bois et des églises désaffectées, dont les pierres sculptées ont une patine sans égale.

De vieux logis, une humanité pittoresque, parfois un curieux type de fille ou de philosophe de faubourg, voilà donc les sour­ces d'inspira­tion de M. Au­guste Brouet; car il appar­tient à la sédui­sante catégorie des artistes musards, qui s'amusent eux-­mêmes en tra­vaillant, avant de distraire par leurs œu­vres, les autres. Ce qu'ils mon­trent, on est heureux de le regarder et, lorsque la der­nière estampe contenue dans leur porte­feuille est re­tournée, on est tenté de dire: encore!

Commen­çons, si vous le voulez bien, par la série des toutes petites pièces. Nous trouvons là : le Joueur d'orgue, le Marchand au panier, le Raccommodeur de porcelaines, le Marchand de ferraille. Bonshommes enlevés en quelques traits, dans leurs gestes caractéristiques, avec leur allure lente et lourde, bonshommes aux­quels la misère journalière, le train-train monotone de l'existence semblent avoir enlevé jusqu'au désir de l'imprévu, si cet imprévu doit entraîner une dépense d'énergie supé­rieure à celle exigée par le labeur accoutumé.

Mais où M. Brouet révèle plus complète­ment ses qualités, c'est dans la série, gravée sur des cuivres un peu plus grands, inspirée des négoces de la Butte. Voici la Marchande de légumes, dont l'étalage déborde sur le trottoir, la Bouche­rie, glorieuse de son bœuf éventré. Un peuple affairé s'agite tout au­près: le panier de la porteuse de pain est ar­rêté en bordure du trottoir; le colporteur pousse entre les jambes des passants une brouette mi­nuscule; les marchands à la hotte déposent leur fardeau. Tout ce monde propose et achète, discute et suppute, te­naillé par des besoins qu'une médiocre con­dition empêche d'assouvir.

Mais, si les pièces de M. Brouet provo­quent ces sug­gestions, soyez certains que lui n'a vu là que le pittoresque d'une voie po­puleuse, à l'heure matinale où les ménagères s'affairent devant des viandes ou des légumes nouvellement arrivés de l'Abattoir ou des Halles. En rentrant, le filet chargé de victuail­les, l'une d'elle passera chez le Cordonnier. Il est là, parmi ses formes, ses cuirs, affairé à son établi. Mais le travail qui n'exige pas un grand effort d'attention est propice à la cau­serie, permet de colporter les mille potins dont le bruit est parvenu par la fenêtre grande ouverte, sur la petite rue bruyante. Plus digne est l'An­tiquaire tapi en son antre sombre, ainsi qu'une araignée au centre de sa toile. Il attend, lui aussi, le moucheron, c'est-à-dire l'amateur, attiré ici par le prestige des bois vermoulus, des vieux cuivres, des faïences dis­posés en un certain ordre sur la paroi exté­rieure du magasin. En fait, pas grand-chose de bon, mais bien mis en valeur, par un homme auquel le gentilhomme Salis a naguère appris que les gens sont sensibles à la présentation, en raison même de la singularité de ses éléments. La présentation, elle l'ignore, la Brocanteuse dont notre graveur, en une pièce excellente, décrit l'hétéroclite étalage: un vieux poêle, des casseroles et maintes choses innommables, voisinent avec un moulage d'antique, des livres, un portefeuille bourré à crever de gravures ou de découpures de journaux sentant le moisi. Mais, en ce sens, la pièce la meilleure de M. Brouet me semble être le Luthier. Il a très bien rendu l'atmosphère du petit atelier, où l'artisan soigneux mène à bien, parmi les étaux, les ustensiles sin­guliers, le pot à colle et les cor­des à boyaux, la venue d'ins­truments dont la boîte sonore nuancera avec une souplesse infinie des chants émou­vants. Ainsi, en un taudis, prospère une fille dont la beauté un jour resplendira.

De toutes les notations, inspirées à M. Brouet par la vie des ro­manichels, la plus belle as­surément est la Caravane, grande pièce oblongue, qui montre les nomades en marche. Une haridelle traîne un véhicule encombré d'objets dispa­rates, sur lesquels sont juchés la patronne et ses derniers-nés; en avant, des marmots dégue­nillés poussent un chariot, auquel est attelé le chien de la troupe. Les uns et les autres vont par la route poudreuse, le long de taillis maigres. Il y a dans tout cela un naturel, un sentiment du milieu, une vérité des types qui produisent grand effet. Par là, cette pièce, quoique moins séduisante que certaines des petites scènes populaires citées plus haut, paraît devoir les dépasser. En effet dans la Marchande de légumes et la Boucherie, le souci du pittoresque, de la tâche heureuse, domine. Tout y est exprimé d'une façon artiste, mais avec le concours d'ac­cents dont la fortune est cer­taine; les ty­pes, vrais dans leur ensemble, ne présentent pas, comme ici, ces particula­rités de mouve­ment ou d'expression qui rendent diffé­rents, au phy­sique comme au moral, deux individus de même classe, de mêmes habitudes pourtant. Cette mince remarque, je puis bien la fai­re à M. Brouet dont la cons­cience, la fa­culté d'observation, m'ont été révélées par une série de croquis exé­cutés sur place, et qui le révèlent capable de saisir, non seulement l'ensemble d'une scène, mais le caractère d'une physionomie, et selon le cas, par grandes masses ou, au contraire, par l'assemblage de lignes pré­cises.

CHARLES SAUNIER.