Le rôle de l'estampe dans la diffusion de l'invention esthétique est ancien. Son histoire est bien documentée et a été abondamment commentée. Pour nombre d'artistes, la gravure a été un puissant vecteur de projection de l'œuvre, bien au delà de l'entourage de l'artiste. La reproduction s'inscrit en réflexe constant à travers l'histoire de l'art. Un des premiers exemples peut être identifié: celui de l'atelier de Raphael. La pratique n'a pas discontinué, chaque siècle permettant de dénombrer ses Rubens, ses Boucher.

Le burin avait été pendant plusieurs siècles l'outil d'élection du graveur de reproduction. Au début du XIXème siècle, les artistes qui s'attachaient à reproduire l'œuvre de David étaient des burinistes. Comme le dit majestueusement Rosenthal[2]

La netteté du burin s'accordait aux accents solennels des davidiens et dans ce registre on ne pouvait lui concevoir de rival.

Ainsi Bervic, légataire universel de cette tradition, ou encore ses élèves, comme Henriquel-Dupont, qui adoucirent la sévérité du burin pour s'accorder à la manière moins solennelle d'artistes comme Paul Delaroche. Ces thuriféraires de l'académisme dominent alors la scène officielle de l'art, et Henriquel-Dupont devient le premier professeur de gravure[3] aux Beaux-Arts en 1863. Tout auréolé de gloire académique, le burin est classique et intemporel.

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Répétition du Joueur de Flûte et de La Femme de Nicomède dans l'atrium de la maison de S. A. I. le Prince Napoléon,
estampe d'Auguste Laguillermie, d'après Gustave Boulanger.

Rien ne peut mieux évoquer ce sérieux qui sied si bien à la gravure de reproduction que ce portrait d'Auguste Laguillermie (1841-1934), aquafortiste, prix de Rome en 1866, chevalier de la Légion d'Honneur, élu en 1911 membre de l'Académie des Beaux Arts, et sans doute un des derniers héros de la gravure de reproduction. C'est le Moniteur qui, en 1909, nous le dépeint, au Louvre, assis au milieu du tumulte de la foule "qui fait le bruit d'une armée de hannetons dans un tambour"[...] :

un petit homme à moustache et aux cheveux blancs [...]. Il promène avec application sur une énorme planche de cuivre une pointe mince et, une loupe plaquée sur l'œil, il égratigne sans se lasser son cuivre rebelle; puis il lâche sa loupe et braque une jumelle sur la grande toile; ensuite il regarde celle-ci dans une glace à ses pieds. [...] "C'est M. Laguillermie m'a dit un gardien...C'est un homme qui travaille beaucoup !" Oui cet homme est en effet M. Laguillermie, l'un des maîtres de notre école de gravure, et il faut voir avec quelle volupté d'artiste il s'efforce à fixer le chef-d'œuvre sur sa plaque de cuivre. Il a là une centaine de personnages à dessiner et il découvre chaque détail avec amour. Il y a trois ans qu'il travaille à son œuvre, inlassablement, et il en a encore pour un an de travail; et les groupes circulent toujours, et il ne voit rien que le chef-d'œuvre dont il voudrait parvenir à donner l'illusion sur sa planche [...]."[4]

Mais au XIXème siècle, la nouveauté qui affecte le marché de l'image, c'est naturellement l'accélération de la production des biens matériels. Tant pour la décoration que pour la propagation des goûts et des savoirs, le besoin de reproductions d'œuvres classiques croît vigoureusement. En outre, les effets de mode suivent le rythme des Salons, impulsés par les marchands, amplifiés par les média qui donnent une soudaine publicité à quelques œuvres, dont le succès est parfois aussi éclatant qu'éphémère. C'est ainsi que L. Balestrieri connait tout de suite "les honneurs populaires de la reproduction à des milliers d'exemplaires"[1] pour son tableau "Beethoven" montré à l'Exposition Universelle de 1900. Quoique la photographie fût inventée dès 1832, cette croissance du marché de la reproduction ne lui bénéficia guère avant le début du XXème siècle. En fait c'est l'estampe qui fut la cheville ouvrière de la reproduction à travers tout le XIXème siècle, mais non sans subir des mutations marquées. En effet, l'eau-forte a émergé vers 1860, fruit d'efforts disparates encouragés par la curiosité de quelques esprits indépendants ou audacieux. Elle se pose bientôt en rival du burin.

Le burin, qui réclame volontiers la prééminence parmi les arts de reproduction n'a jamais prétendu répondre seul aux demandes du public. Il est lent et notre existence est chaque jour plus rapide. Il n'est pas prudent de consacrer plusieurs années à la reproduction d'un tableau dont le succès aura été bruyant et parfois éphémère. M. Waltner a remporté un succès avec le "Christ devant Pilate" au moment de l'engouement pour Munkaczy; s'il avait attendu pour produire son estampe, il eût trouvé l'opinion indifférente ou hostile[2]

François Duquesnoy par Waltner

François Duquesnoy,
eau-forte de Charles Waltner,
d'après Van Dyck.

C'est donc par sa rapidité d'exécution et par sa versatilité que l'eau-forte s'impose comme le medium dominant de l'estampe de reproduction dans le dernier tiers du XIXème siècle. Le marché est en pleine exubérance, sous l'impulsion d'éditeurs entreprenants, comme Goupil ou Georges Petit, et de nombreux artistes consacrent leurs efforts à l'alimenter. On peut ainsi atteindre à une très grande réputation par l'eau-forte de reproduction. Waltner (1846-1925), un de ses plus éminents représentants fut Grand Prix de Rome en 1868, Médaillé en 1870, Médaille d'Honneur en 1882, puis Chevalier de la Légion d'Honneur la même année, et encore lauréat du Grand Prix lors de l'Exposition Universelle en 1900. On s'arrache ses services, et ses planches sont payées des sommes considérables par les éditeurs.

Notes

[1] Apollinaire, voir la notice Balestrieri dans Bailly-Herzberg, 1985.

[2] Rosenthal, La Gravure, 1909.

[3] Il s'agissait bien sûr d'enseigner la gravure au burin, à l'exclusion de toute autre.

[4] Le Moniteur, cité dans Gravure et Lithographie Françaises, septembre 1909.