Un train passe sur un pont, dans un brouillard vaporeux

Rain, Steam and Speed, eau-forte en couleur d'Auguste Brouet, d'après William Turner (718 × 514 mm).

Les premiers travaux répertoriés de Brouet sont des gravures en couleur de grand format, témoins un peu inattendus des premiers développements de l'artiste dans ce qui sera son medium d'élection. Pour autant, ces grandes gravures en couleur restent un aspect bien mal décrit, voire presque complètement ignoré de l'oeuvre d'Auguste Brouet. Ressortissant d'un autre segment du domaine de l'image, d'une image plus populaire, il en est resté peu de traces documentées. Le goût qui a présidé à leur création est vite tombé en défaveur, perdant rapidement tout public, à tel point qu'elles n'ont pratiquement pas été répertoriées. Et ce passé de graveur de reproduction, qui plus est par l'eau-forte en couleur, sera largement occulté par les critiques pour qui cet héritage parait insuffisamment flatteur.
Mil huit cent quatre-vingt quinze, c'est le moment où resurgit cette innovation remarquable et polémique qu'est l'eau-forte en couleur. La technique, difficile, émerge en fait périodiquement au cours de l'histoire de la gravure. Et quand bien même elle ne sauvera pas l'eau-forte de reproduction d'une disparition prochaine, l'eau-forte en couleur jouira tout de même pendant une vingtaine d'années d'un certain succès.
Du point de vue technique, deux méthodes s'opposent. La plus délicate nécessite la gravure de plusieurs planches dont les impressions sont superposées par le repérage. La plus simple a recours à l'encrage à la poupée. Rosenthal[1] la décrit ainsi: les artistes

"font mordre une planche unique et la livrent à l'imprimeur; sur une première épreuve tirée en bistre, ils font une aquarelle; c'est affaire ensuite à l'imprimeur de déterminer la série des tons, de les appliquer ensuite sur la planche avec des tampons, renouvelant cette opération à chaque tirage".

test

Le Christ à Emmaüs, eau-forte en couleur d'après Rembrandt (54 × 59 cm)

L'eau-forte en couleur à la poupée a été remise au goût du jour par Delâtre[2], qui fut le principal, pour ne pas dire unique, artisan de son renouveau. La technique, qui fut principalement mise à contribution pour la gravure de reproduction, s'est vite trouvée sous le feu de la critique. Rosenthal évoque des planches à l'eau-forte coloriées à la poupée dont le succès dépasse le mérite intrinsèque. Dans l'Année Artistique (Bruxelles, 1906, 21 mai) Sander Pierron, en rendant compte de l'exposition des aquafortistes au Cercle Littéraire et Artistique, et tout en [sachant] gré à la Société des aquafortistes de présenter dans son ensemble l'école internationale de gravure en couleurs [...], s'interroge sur ces

grands efforts d'une utilité contestable [...]. [Les aquafortistes] se contentent presque tous de reproduire, au moyen de ce surprenant procédé, les toiles de certains artistes célèbres [...]"

Facteur aggravant, l'emprise de Delâtre laisse peu de place à la variété : selon Rosenthal[1]

Sous sa main les estampes prennent une perfection prestigieuse, mais sa collaboration active leur donne aussi un air de famille. Les parisiennes de M. Manuel Robbe, les paysages de M. Francis Jourdain, les oeuvres de plus de cinquante autres artistes sont conçus dans une semblable gamme et cette monotonie compromet un art si digne, à tous égards, de succès.

test

Souvenirs de Mortefontaine, eau-forte en couleur d'Auguste Brouet, d'après Camille Corot.

Puisque la première des vocations de l'eau-forte en couleur, c'est de proposer des reproductions d'œuvres célèbres, soit parce qu'elles sont considérées comme classiques, soit parce qu'elles viennent d'être consacrées par un récent Salon, Brouet grava des estampes de reproduction. Il grava ainsi des reproductions de tableaux de peintres contemporains, à la mode en leur temps. Dans ces planches d'après les contemporains, la paternité de la gravure est souvent difficile à affirmer, et on peine à discerner jusqu'à quel point les interventions respectives de l'auteur et du graveur sont poussées. Ainsi dans le catalogue du marchand bruxellois Diétrich, en 1911 (t. III), une eau-forte est proposée, qui reproduit le Pélerinage Russe à Jérusalem, une toile de Louis Cambier, datée de 1904 et exécutée à Jérusalem, exposée en 1906 aux Artistes Français, puis au Salon de printemps de Bruxelles où elle fut achetée par l'Etat.Dans ce catalogue, l'eau-forte figure sous le seul nom de Cambier, et nulle mention de graveur n'y figure. La gravure cependant est de Brouet, comme en atteste une épreuve d'essai signée provenant du stock de Eugène Delâtre. De même, d'après Delteil[4] , Brouet a aidé Frits Thaulow à ses débuts. En effet, vers 1903-1905, Frits Thaulow, dont le marchand à Paris est Georges Petit, produit des eaux-fortes en couleur très largement inspirées de ses toiles. Ici encore, le rôle de l'assistant semble être tout à fait majeur. Car qu'en dit Frits Thaulow ? A Joseph Pennel, sceptique, qui l'interrogeait sur sa technique d'eau-forte en couleurs, celui-ci répondit[5] :

Mon cher, tout ce que je sais, c'est que je signe les épreuves et que j'empoche un chèque

test

Les Botteleurs, eau-forte en couleur d'Auguste Brouet, d'après Jean-François Millet (56.5 × 45.5 cm).

Au delà de ce rôle anonyme de "petites mains", plusieurs indices montrent qu'après 1910, Brouet est un graveur de reproduction jouissant d'une certaine réputation. Ainsi les épreuves d'après Raymond Woog (Intimité) portent les signatures de l'auteur et du graveur. C'est le  cas aussi d'épreuves de La veille d'Austerlitz, d'après Edouard Armand-Dumaresq (1826 - 1895), ainsi que de La veillée et de L'espion, d'après deux toiles de la Grande Guerre de Georges Scott. Enfin, dans l'épais catalogue des estampes de reproduction proposées par Dietrich (Bruxelles) en 1911, plusieurs épreuves sont listées sous le nom de Brouet et décrites comme reproductions d'après ...
C'est parfois le cas des reproduction que Brouet a gravées d'après les classiques : d'après Rembrandt († 1669) on trouve L'autoportrait de la National Gallery à Londres et le Christ à Emmaus du Louvre ; d'après Velasquez († 1660) le portrait du Duc d'Olivarez ; d'après Watteau († 1721) les pendants du Louvre : La Finette et l'Indifférent. D'après Chardin († 1779) La Pourvoyeuse et le Bénédicité, toujours au Louvre, et d'après Gainsborough († 1788) le Blue Boy, qui était encore à Londres à cette époque.
Il grava aussi d'après les modernes. Parmi ses premiers travaux à l'eau-forte en couleur on trouve les reproductions de trois toiles de Turner († 1851) à la National Gallery, pour la notation desquelles il s'était rendu à Londres[3]. Il s'agit d'ailleurs d'une collaboration avec R. Ranft à qui les trois planches Didon construisant Carthage, Didon équipant la flotte, Ulysse narguant Polyphème) sont souvent attribuées. Outre Turner, avec encore Pluie, vapeur et vitesse, on rencontre Millet († 1875) avec la Méridienne et les Botteleurs, Corot († 1875) (Macbeth et les Sorcières, de la Wallace collection, Mortefontaine et Matinée, Danse des Nymphes du Louvre, ce dernier désormais au Musée d'Orsay, ou encore le Soir). On trouve encore Daumier († 1879) (Les Voleurs et l'Ane), ou encore Whistler († 1903), avec le Portrait de la Mère de Whistler, du musée d'Orsay et celui de Carlyle, à Glasgow. Ces planches de reproduction d'inspiration très classique rencontrent l'assentiment de Sander Pierron :

M. A. Brouet saisit avec une séduction pénétrante la  mélancolie tendre et subtile de Corot, l'émotion vivace de Millet et le caractère moral qui particularise les oeuvres de Whistler[...]

Notes:

[1] Rosenthal 1909 p. 383.

[2] La presque totalité de ces gravures à la poupée sont exécutées par un imprimeur d'une habileté extraordinaire, M. Eugène Delâtre, qui a hérité des traditions et de la science de son père Auguste Delâtre (1822-1907).

[3]  Thomé in Atalante (1942)

[4]  Deltail 1925.

[5] Pennel 1919, cité par Cate Grivel 1992.