La famille Brouet est originaire de la banlieue Est de Paris, de Villemomble dans l'actuelle Seine Saint-Denis. Le grand-père, Antoine, s'établit juste à côté, aux Lilas, après avoir vécu un temps à Paris où un fils, lui aussi prénommé Auguste, lui est né en 1852[1]. Antoine est plumassier, et son fils le suivra dans cette vocation : il sera teinturier en plumes. A cette profession, haute en couleur s'il en est, Clément-Janin donnera d'ailleurs une tonalité plus neutre, en parlant d'"ouvrier chimiste"[2]. Né en 1872, Auguste le peintre-graveur ne connu guère son père, Auguste le plumassier, qui s'éloigna bientôt du domicile familial. Personnage quelque peu fantasque, si l'on en croit la seule notation qui nous reste de lui, il vivait, selon Clément-Janin, "dans une sorte de Cours des Miracles à Belleville, alors le centre de l'agitation politique, plus pauvre que Job, plus rebelle que Barbès[3]". Ce destin misérable trouve un écho dans les condamnations dont il fut l'objet, d'abord en 1874 pour avoir "soustrait une certaine quantité de plumes et de teinture au préjudice du sieur Carmignac[4]", puis pour ivresse et outrage à agent de la force publique quelques vingt ans plus tard[5].
Le portrait de Spies, peut-être en fait un portrait du père de l'artiste.
Eau-forte d'Auguste Brouet, vers 1904 (Ba 22, Bo 65).
Détail remarquable, encore rapporté par Clément-Janin, la gravure Le père Spies[6] serait un portrait de ce père, dessiné de mémoire[7] . Cette estampe, une toute petite eau-forte datée de 1904 par Grignard, prend donc un relief particulier s'il s'agit bien du portrait de ce père éloigné, d'ailleurs décédé cette même année[8]. Dans ce croquis gravé prestement, de chic, on découvre un homme mal mis, l'oeil un peu hagard ou, selon la formule de Clément-Janin "aux cheveux broussailleux, la moustache en bataille"[9]. Si l'on ne suit pas Clément-Janin dans cette identification, on en trouve une autre dans le catalogue de l’œuvre, qui y voit le portrait d'August Spies, un anarchiste d'origine allemande impliqué et condamné dans l'affaire du Haymarket à Chicago en 1886. Cette version, qui nous laisse sur le même terrain de contestation sociale, reflète peut-être l'influence de Vaughan Trowbridge, artiste avec qui Brouet entretint une solide amitié et qui illustra Paris and the Social Revolution d'Alvan Sanborn, ouvrage édité à Boston en 1905.
Mais surtout ce Portrait de Spies semble former paire avec une autre estampe, connue sous le nom de Petite Brocanteuse. Elle est datée elle aussi de 1904 par Grignard et elle a les mêmes dimensions que le Portrait de Spies, qui sont singulièrement petites. On trouve ces deux gravures associées dans le catalogue de l'exposition des Peintres-Graveurs de 1906, et aussi dans le catalogue Boutitie. Une annotation de Grignard[10] précise le titre de cette seconde gravure : "Brocanteuse rue Vayron". Or, plutôt qu'une brocanteuse, on y voit une couturière. Quant à la rue Vayron, elle n'existe pas, mais on trouve dans le bas Montmartre une rue Véron, dans laquelle, selon Thomé la mère de Brouet s'est installée, plus tard, comme marchande à la toilette[11]. Ne doit on donc pas voir dans cette minuscule scène de rue de trois centimètres sur quatre un souvenir de sa mère ? Et proposer ainsi cette hypothèse, fragile mais séduisante, que ces deux eaux-fortes ont été pensées comme une paire de portraits, ceux des parents de l'artiste ? Le faisceau d'indices est bien sûr ténu, et ne nous laisse qu'une conjecture, mais si émouvante !
Notes:
Le texte a été modifié le 1er mai 2019.[1] Acte de naissance, département de la Seine, 22 octobre 1852 (reconstitué). Ils habitent rue Saint Denis, au n° 345.
[2] "chemical worker", Clément-Janin The Print Connoisseur (New-York), janvier 1925.
[3] "He lived in a sort of Cour des Miracles in Belleville then the center of political agitation, in worse misery than Job, more rebellious than Barbès" ibidem.
[4] Par jugement du 20 janvier 1875 prononcé par la 9ème chambre du tribunal correctionnel de la Seine (Archives de Paris D1U6 50), il est condamné à six mois de prison. Victor Carmignac père, plumassier, exerçait rue Rambuteau.
[5] Par jugement du 1er juin 1896 prononcé par la 10ème chambre du tribunal correctionnel de la Seine (Archives de Paris D1U6 573), il est condamné à trois jours de prison. Il aurait traité le fonctionnaire de "con et de fainéant", invectives que Clément-Janin a su rapporter avec un peu plus d'élégance.
[6] Dénommée le Portrait de Spies dans Boutitie, on trouve encore plusieurs autres titres pour cette même gravure: "Tête d'homme", "Portrait d'homme", l'Alcoolique". Grignard quant à lui, très prosaïque, écrit qu'il s'agit du portrait de l'homme de ménage de Brouet.
[7] "The etching Le Père Spies is a portrait of his father drawn from memory" ibidem.
[8] Ce père, qui évoque tant la misère ouvrière de l'époque, mourrut à l'hôpital Lariboisière (Xème) le 25 mars 1904. Il résidait dans le XIème, 16 passage Vaucouleurs.
[9] Dans le texte "in battle, moustached, mounted on a shaggy horse" (sic), ibidem. Le traducteur, désarçonné, n'avait visiblement pas la gravure sous les yeux et lut en outre "chevaux" pour "cheveux".
[10] Catalogue manuscrit, BPL, Boston.
[11] J. R. Thomé, Atalante, janvier 1942, 2.