[Sous la lampe]
fusain d'Auguste Brouet.
L'œuvre est un fusain mesurant 33 × 44 cm. Il montre une scène d'intérieur. Dans un salon confortable, autour d'une grande table brutalement illuminée par une unique lampe à pétrole posée en son milieu, la famille idéale passe une paisible soirée. A droite, le père lit le journal. Au centre derrière la table, l'ancienne génération : la grand-mère somnole, le grand-père, debout derrière elle, allume sa pipe. A gauche la mère allaite un nourrisson, tandis que l'aîné, vu de dos, en chemise de nuit, regarde la scène d'un air tendre - enfin, c'est ce qu'on ne peut qu'imaginer.
L'œuvre est malheureusement en assez mauvais état, quelques déchirures en ont emporté la partie inférieure, mais en dépit de quelques manques, elle est tout à fait lisible. Elle constitue d'ailleurs un rare document car elle signée en haut à droite dans le sujet, et aussi datée (18)97. C'est donc un dessin de jeunesse de Brouet, et, par différents traits, cette œuvre laisse entrevoir le Brouet que nous connaissons bien, le graveur.
Le grisou,
fusain anonyme, cours d'adulte d'Eugène Quignolot.
On remarque d'abord l'usage du clair obscur, par lequel on trouva souvent une connivence entre son œuvre gravé et celui de Rembrandt. Peut-être est-il plus juste de chercher l'origine de son amour du clair-obscur dans l'enseignement qu'il reçut d'Eugène Quignolot. Le nom de cet obscur professeur de dessin aux Batignolles est lié à l'éducation de jeunes artistes dont quelques uns deviendront célèbre ; il faudra bien pour cela un jour essayer d'en établir la biographie ! En tout cas, voici un dessin issu de ses cours. C'est un fusain, et on voit bien quel parti en est tiré. Alors peut-être, plutôt que Rembrandt, Quignolot ?
[Sous la lampe], détail
fusain d'Auguste Brouet.
Par ailleurs on remarque ce motif particulièrement touchant, qui fait émerger cette scène de tranquillité familiale de la banalité : la mère allaitant un nourrisson, qui ferme le côté gauche de la composition. Cette image de la mère et de l'enfant, comme d'ailleurs celle des jeunes enfants au jeu, on la retrouvera plusieurs fois dans l’œuvre de Brouet. Le motif isolé de la mère et du nourrisson, d'abord dans les Menottes. Plus proche encore, la mère dans le cercle familial, donnant le sein, dans les Raccommodeurs de Chaises et le Défilé de Romanichels. On a par dessus tout deux réminiscences très nettes de ce dessin dans deux eaux-fortes postérieures. Avec la première, datant de 1910 environ, les similitudes sont très directes et marquantes, jusqu'à ce titre, La Famille, qui, quand bien même la scène est transposée dans le milieu des gens du voyage, si familier à Brouet, évoque directement le fusain qui nous intéresse ici. De même le cercle familial ramassé par le clair-obscur et la mère portant son nourrisson dans les bras, qui dans l'eau-forte apparaît au centre de la scène et qui, dans les deux premiers états, penche la tête tendrement vers l'enfant. Quant à la seconde, intitulée Le Cirque Franconi et datant de 1920, elle est manifestement une reprise plus élaborée de La Famille. Les deux motifs du cercle familial et de la mère allaitant se sont désormais séparés, celle-ci apparaissant dans un cercle secondaire situé sur le côté gauche de la composition.
Ces rapprochements soulignent combien le prétexte de ce dessin, une scène d'intérieur bourgeoise, semble rétrospectivement assez étranger aux thèmes de prédilection de Brouet. Il évoque plutôt certaines œuvres contemporaines, tel l'Intérieur bourgeois du pointilliste Georges Lemmen à l'Art Institute de Chicago ou Sous la lampe, de Bonnard, au musée d'Orsay. Les œuvres sont proches par le thème et l'attention portée au jeu de lumière. Chez Brouet par contre, le cadrage est très classique, et l'artiste a cherché une mise en perspective stricte, pour ne pas dire austère.
On ne peut donc manquer d'évoquer, à propos de ces rares dessins de jeunesse, le commentaire désabusé[1] de Guiffrey :
Il était né graveur, et cependant il dut dessiner, peindre à l'huile et à l'aquarelle pour assurer sa subsistance, exécuter des lithographies, des gravures en noir et en couleur d'après les maîtres ou pour d'autres graveurs: il connut la longue hiérarchie des misères que l'artiste pauvre, le graveur surtout, doit remonter avant d'arriver à la vie paisible et à la notoriété.
Notes:
[1] Auguste Brouet - aquafortiste parisien, Byblis (1922) vol. 4, p. 141