L'histoire multiséculaire de l'eau-forte est complexe, faite d'engouements et de reflux. A partir de 1840, l'eau-forte, qui était jusqu'alors peu à la mode, s'affirme par degrés comme un outil précieux de la gravure de reproduction, se substituant progressivement au burin, jusqu'à s'arroger la première place à partir de 1880. Simultanément elle reçoit les faveurs d'un nombre croissant d'artistes qui retrouvent en elle un authentique moyen d'expression. De 1860 à 1880 plusieurs publications d'eaux-fortes originales voient le jour. Un véritable marché apparaît, animé par le marchand Cadart, et promu par le critique Burty. Mais le public un moment enthousiaste s'en détourne à nouveau, et le marché s'effondre à partir de 1880, victime de saturation. Non que les deux dernières décennies du siècle soient pauvres en eaux-fortes originales, mais plutôt parce que la mode avait varié, le mouvement de curiosité du public était passé. L'eau-forte originale resta alors le fait d'un groupe d'artistes peu nombreux, praticiens passionnés et expérimentateurs audacieux. En tête on trouve bien sûr Bracquemond, mais bien d'autres artistes menèrent des carrières de peintres-graveurs originaux, créateurs d'esprit indépendant, donc et qui obtinrent des œuvres tout à fait savoureuses tels Henri Guérard (+1897), Norbert Gœneutte (+1894) ou Félix Buhot (+1898).
des Paysages Parisiens (1902) (Ba 11.2)
des Paysages Parisiens (1902) (Ba 11.3).
Les premières œuvres originales de Brouet datées avec certitude furent éditée en 1902. Il s'agit des Cinq Paysages Parisiens, un recueil de vues de quelques lieux célèbres de Paris, publié par Pierrefort. Bien peu dans ces eaux-fortes préfigure les œuvres de Brouet qui nous sont restées familières. Ici nous trouvons des planches de grand format, gravées d'une pointe preste, avec un faire large, qui sied à l'ampleur de la feuille. Les valeurs sont obtenues par une technique de griffoni que l'on retrouve par exemple dans la Boucherie (Ba 16) ou le portrait d'Edouard Gressin par Delâtre. Sans recherche de précision dans le rendu ou de perspectives soignées, on perçoit dans ces planches des tonalités romantiques : dans les plus réussies, comme Notre-Dame de Paris ou le Trocadéro, les monuments parisiens émergent de masses brumeuses habilement évoquées à l'eau-forte.
d'après Camille Corot, épreuve d'essai
en vert de l'eau-forte en couleur
d'Auguste Brouet.
Gustave Geffroy, dans sa préface au recueil,[1] nous présente ce jeune artiste encore inconnu qui,
et rappelle qu'il a reproduit Rembrandt, Watteau, et surtout Turner et Corot. Et Geffroy évoque tout particulièrement les paysages de ce dernier, reproduits par Brouet pour ce même Pierrefort et édités en 1903, qu'il acommençant vers sa trentième année sa carrière de graveur désormais illustre, [...] a appris son métier devant les maîtres.
sous les yeux, et souligne l'affinité du jeune graveur pour les évocations atmosphériques du peintre.
Bien qu'il s'agisse d'eaux-fortes originales, les Paysages Parisiens ne semblent pas être des œuvres destinées au portefeuille de l'amateur. Ce sont d'ailleurs des feuilles de grande taille - plus de 50 cm en largeur - qui ont pu servir à l'ornement des intérieurs : en témoignent les perforations que l'on remarque dans les angles de certaines épreuves. On a en tout cas là affaire à une suite d'œuvres très proches des grandes eaux-fortes en couleur que Brouet fabriquait à l'époque, par leur technique et par leur intention, à tel point qu'on rencontre parfois ces Cinq Paysages Parisiens imprimés en couleur.
eau-forte (vers 1906) (Ba 77)
On observe que dès l'année suivante, Brouet grave avec constance des eaux-fortes originales de plus petit format. Ce travail reste fort discret. Si l'on suit les indications éparses de Grignard, il aurait gravé une petite trentaine de planches entre 1903 et 1910. Rien ne montre d'ailleurs que ces premières planches originales aient été destinées à l'édition, ni qu'elles aient été diffusées à ce moment. En 1906, témoignant du souffle nouveau qui anime l'eau-forte originale, les expositions des Peintres-Graveurs reprennent. Brouet y figure avec trois eaux-fortes, dont la plus grande fait à peine dix centimètres de haut: c'est Le Marché aux Puces, qui se vendait chez l'artiste, en 1907, pour 25 fr[2] . Les deux autres, c'étaient la Petite Brocanteuse (Ba 21) et le Portrait de Spiess (Ba 22).
En 1909, il expose six estampes aux Peintres-Graveurs et contribuera à toutes les expositions suivantes jusqu'à la guerre. C'est également vers 1910 que ses estampes originales commencent à être éditées. On constate que ce sont les mêmes marchands qui lui demandent des estampes en couleurs, qu'elles soient de reproduction ou originales, et des eaux-fortes originales en noir. Celles-ci ne sont d'ailleurs probablement pas convoitées par les mêmes publics. Ainsi dans son catalogue de 1911, Dietrich, de Bruxelles, propose une dizaine de gravures en couleur de Brouet, tant de reproduction qu'originales. C'est lui également qui édite entre 1910 et 1914 une dizaine d'eau-forte en noir dont les thèmes ruraux pouvaient plaire aux publics citadins cultivés. La même diversité d'intérêt s'observe chez un autre éditeur de l'époque, Georges Petit. Principal éditeur d'eaux-fortes en couleurs à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, c'est lui qui accueillit les expositions de la Société de l'Eau-Forte en Couleurs Originale, après avoir promu la commercialisation d'eau-forte de reproduction en couleurs. De Brouet, il édita trois grandes eau-fortes originales en couleur, Le marchand de Gui, Les Chiffoniers et La Seine à Paris. Cependant, ce n'est que pendant la guerre qu'on le voit éditer des eaux-fortes originales en noir, telles le Boulanger (Ba 58) et deux vues des Damps (Ba 123 et 124).
Quand bien même les eaux-fortes originales en noir qui virent le jour à la Belle Epoque sont parmi ses meilleures, leur impact semble assez réduit jusqu'à la Guerre. La contribution de Brouet aux salons - exclusivement celui des Peintres-Graveurs - est discrète. Une épreuve de la Boucherie est achetée par l'état en 1906, puis une épreuve de Vieille Maison à Rouen en 1912. Voilà pour la reconnaissance officielle. Les revues, mêmes spécialisées comme la Gravure et la Lithographie Françaises ne les mentionnent pas avant novembre 1910, où l'éditeur de la publication, Pierre Dautan, écrit
J'apprécie beaucoup le talent de M. A. Brouet que je rencontre pour la première fois: ses croquis me plaisent autant par leur sincérité que par la délicatesse de leur facture.