un portrait à l'eau forte
Portrait de M. A.,
eau-forte d'Auguste Brouet (Ba 402, 1916).

Dans le catalogue Boutitie figure sous le n° 264 un portrait. On y voit un homme d'une soixantaine d'années, en veston. Le regard incertain, les orbites marquées sous un front haut, son visage est surtout caractérisé par un nez fort, busqué. La planche fut d'ailleurs parfois appelée l'Homme au nez cassé[1]. Dans le catalogue Boutitie, elle figure sous un titre sobre : Portrait de M. A.

C'est sans doute ce portrait qui fut exposée à Genève en 1923 sous le titre Portrait d'homme (n° 61), l'épreuve provenant de la collection de Frédéric Grégoire. Cette eau-forte ne semble pas avoir été éditée. De fait il y a très peu d'épreuves connues. H. Petiet en répertorie deux, toutes deux d'un deuxième état. Il en existe une troisième dans la collection Grignard, à la BPL, annotée "Epreuve d'état", avant semble-t-il quelques menues retouches dans les ombres. Cette épreuve pourrait donc constituer le premier état.

Les portraits que Brouet a gravés - une quinzaine tout au plus, en excluant quelques croquis de circonstance - sont presque tous identifiés. Seule l'identité de M. A. reste mystérieuse, quoique qu'il apparaisse nettement que ce portrait n'est pas celui d'un inconnu. Grignard en savait plus[2] , qui note sur la fiche de son catalogue manuscrit Portrait de M. A. A.

Où donc chercher M. A. A, l'individu qui posa pour Brouet ? Ceux qui ressentent des affinités avec l'œuvre de Brouet, ce sont ces amateurs d'art qui, après avoir méprisé l'académisme le plus poli au profit d'une forme plus libre, en restèrent à un art figuratif. Ce sont souvent des hommes de culture classique, avec des idées avancées, mais non pas révolutionnaires, aussi bien en matière sociale qu'en matière d'art. On placera naturellement au premier rang d'entre eux Gustave Geffroy, le journaliste, écrivain et critique d'art, influente figure de l'art et de la littérature durant le premier quart du siècle. On pense aussi à Lucien Descaves, son ami et membre comme lui de l'Académie Goncourt, héritiers du naturalisme, ou à Henri Focillon, l'historien d'art, qui écrivit sur Brouet, ou encore Gaston de Pawlowski, le directeur de la revue Comoedia et auteur du Voyage dans la Quatrième Dimension, qui collectionna son œuvre. Alors parmi eux M. A. A. pourrait-il être Arsène Alexandre, qui écrivit un article élogieux[3] sur Brouet en 1922 dans La Renaissance ? Non. Une note en pied de feuillet sur une épreuve de la collection Petiet nous indique qu'il s'agit du "Portrait d'Achille". Nous cherchons donc un certain M. Achille A...

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Portrait de Madame Astre
huile sur toile d'Achille Laugé (1894),
Musée des Beaux-Arts de Carcassonne.

Emerge alors le nom d'Achille Astre. Cet amateur d’estampes modernes et écrivain d’art est peu connu : au sujet d'une marque de collection AA, une identification avec Achille Astre est avancée. D'après la notice du catalogue Lugt[4] ,

on peut lire dans Les bibliophiles, les collectionneurs et les imprimeurs de l’Aude de Gaston Jourdanne (1904, p. 14) : « Achille Astre : négociant, membre de la Société des Arts et Sciences de Carcassonne, né dans cette ville en 1859. Il possède une très belle collection de dessins originaux et de gravures ; beaucoup sont anciens, mais la majeure partie se rapporte à l’art moderne. Sa collection de tableaux, si elle n’est pas des plus nombreuses, est remarquable. On y voit le Chevalier Printemps de Willette, une Jeanne d’Arc de De Feure, des croquis de Toulouse-Lautrec, Hermann Paul, etc. » Astre avait fait la connaissance de Willette, de Puvis de Chavannes et d’Henri Rivière dans les années 1880.

De collectionneur, Astre devint ensuite marchand d'art, dans sa ville natale d'abord, puis à Paris. Enfin il travailla également comme secrétaire auprès de Gustave Geffroy à partir de 1906, fonction qu'il tint fidèlement jusqu'au décès de l'homme de lettre, en 1926[5]. Mais son plus grand titre de gloire reste son soutien indéfectible au peintre néo-impressionniste Achille Laugé, un ami de jeunesse, qu'il exposa dans sa galerie rue Laffite en 1906 et 1907. Une toile remarquable de Laugé figure d'ailleurs la jeune épouse d'Achille Astre (musée des Beaux-Arts de Carcassonne). Si l'hypothèse se vérifie, quel frappant contraste entre l'iridescence de la robe de la jeune femme vue par Laugé en 1894 et les nuées ombreuses d'où émerge, vingt ans après, en plein milieu de la guerre, la trogne de celui qui fut son époux, rendue à l'eau-forte par Brouet.

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Portrait d'Achille Astre
fusain d'Achille Laugé (1891),
Musée des Beaux-Arts de Carcassonne[5].

Il nous faudrait donc trouver un autre portrait d'Achille Astre afin d'y découvrir ses traits. Pour le moment, nous n'en avons trouvé qu'un seul, et antérieur de 25 ans à l'eau-forte, celui qu'Achille Laugé fit en 1891, un fusain représentant son ami, alors âgé d'une petite trentaine d'année. Sans sombrer dans la phrénologie, disons pour le moment que la comparaison n'infirme pas notre hypothèse. On trouve des similitudes, depuis... le veston, jusqu'au... nez, qui quoique le modèle soit croqué presque de face, semble effectivement busqué, en passant par le front haut, et la barbe... Pas de certitude donc, mais rien qui ne démente catégoriquement l'identité de M. A. et d'Achille Astre. Peut-être grâce à un prochain portrait...

Nous remercions Mario Ferrisi qui, en particulier grâce à son site consacré à Achille Laugé, nous a communiqué de très précieuses informations sur Achile Astre.

Notes:

[1] d'après la fiche du catalogue manuscrit de Grignard, à la Boston Public Library.

[2]  le catalogue Boutitie (1923) n'était bien sûr pas encore écrit.

[3]  "De la Gravure Originale et d’un Graveur Original : Auguste Brouet" par Arsène Alexandre, La Renaissance de l’Art Français et des Industries de Luxe 5 (mars 1922) 107-114.

[4] http://marquesdecollections.fr/ - note de 2011.

[5]  Nicole Tamburini, Achille Laugé 1861-1944, portraits pointillistes, catalogue de l’exposition de 1990 aux musée des beaux-arts de Carcassonne et au musée de l’Annonciade de Saint-Tropez