Un dessin surprenant est apparu sur un site de vente en ligne il y a quelques mois. C'est une aquarelle représentant un polichinelle s'avançant d'un pas emprunté, le regard sournois. Elle est signée de Brouet, et paraît authentique. On peine à trouver des dessins semblables dans le reste de l'œuvre, ce Polichinelle étant pour le moins éloigné des thèmes qui firent la réputation de Brouet. On peut cependant le rapprocher d'une des premières eaux-fortes connues, Le mousquetaire (Ba 2), datée de l'année 1897 par Grignard. Les deux sujets partagent le caractère bravache du personnage, révélé par la pose, capturée dans un mouvement ostentatoire de marche lente, pied gauche en avant.

eau-forte d'Auguste Brouet (1897 ?)
Boston Public Library
On songe donc plutôt à un travail de jeunesse, probablement de cette période où Brouet travaillait comme "petite main", avant l'éclosion de son œuvre de graveur et l'affirmation de ses thèmes personnels. C'est l'époque où, selon J. Heubert[1] ,
Dans la même veine, Jean Guiffrey est plus prolixe[2]pour vivre, il fabrique dessins et aquarelles qu'il a parfois la satisfaction de voir en des vitrines flatteusement attribués à des noms bien cotés.
Longtemps la lutte sera rude pour le jeune artiste dénué de ressources. Il était né graveur, et cependant il dut dessiner, peindre à l'huile et à l'aquarelle pour assurer sa subsistance, exécuter des lithographies, des gravures en noir et en couleur d'après les maîtres ou pour d'autres graveurs: il connut la longue hiérarchie des misères que l'artiste pauvre, le graveur surtout, doit remonter avant d'arriver à la vie paisible et à la notoriété.
Pour mieux comprendre ce dessin, il faut se souvenir qu'un des plus grands engouements de la fin du XIXème siècle s'attacha à l'œuvre de Meissonier. Ce peintre, parmi les plus réputés en son temps, disparut en 1891. Surnommé le "Metsu français", il se rendit célèbre par ses petits tableaux de scènes de genre en costume, plongeant leurs racines, pour la forme et pour les thèmes, dans le XVIIème, quoiqu'il sût ensuite faire évoluer sa production vers la peinture d'histoire, et tout particulièrement l'épopée napoléonienne. A partir de 1870, Meissonier, au faîte de la gloire, est représenté par la fameuse Galerie Georges Petit. Une exposition rétrospective se tint en 1884 : avec 150 œuvres, elle ne le cèdera en faste qu'à l'exposition commémorative de 1893, et ses 450 œuvres présentées !
Outre les illustrations de ce dernier catalogue, auquel les meilleurs graveurs de reproduction du moment collaborèrent, les œuvres de Meissonier furent reproduites abondamment, surtout à l'eau-forte, par les grands maîtres de la gravure de reproduction de l'époque. Un catalogue recensant presque 150 de ces épreuves fut établi peu de temps après la disparition de l'artiste[3]. Et encore, il ne prétendait pas être exhaustif ! Paul Prouté quant à lui évoque[4]
[...] cette période dite de Meissonier, où trônaient les œuvres des Waltner, Lalauze, Courtry ou Flameng, eaux-fortes tirées luxueusement sur parchemin, sur japon, sur chine, avec ou sans remarque, le tout signé et contresigné des peintres et des graveurs.
C'est donc sans surprise qu'on trouve parmi les œuvres du jeune Brouet des dessins qui se laissent facilement rattacher à cet esprit de la peinture de genre de Meissonier. Voyez par exemple de Meissonier son Soldat jouant du théorbe, au Metropolitan Museum de New York, et l'aquarelle de joueur de théorbe de Brouet (1891) qui s'en rapproche tant par le thème que la forme.

eau-forte d'Auguste Brouet (1887)
Boston Public Library
Voyez aussi de Meissonier ces Joueurs de cartes (1865, même collection). La première eau-forte de Brouet, les Petits Joueurs de Dés (1887), en est proche par le thème, le lieu, la construction, et jusqu'à la tête de soudard reprise à gauche qui rappelle le soldat vu de profil du panneau.

huile sur toile
d'Ernest Meissonier (1861)
Wallace collection, Londres
En continuant à explorer l'œuvre de Meissonier, on trouve à la Wallace Collection de Londres ce Cavalier du temps de Louis XIII (1861), dont la superbe et le port altier nous rappelle l'attitude de notre Polichinelle et l'époque de notre mousquetaire du début de ce billet.
C'est donc presque sans surprise que l'on découvre finalement, toujours de Meissonier, ce Polichinelle (1860), qui par les ressemblances dans le costume et les traits du visage nous met définitivement sur la bonne piste...
Meissonier en effet aimait les polichinelles. Il contribua d'ailleurs une estampe de polichinelle qui se rapproche du nôtre à la Gazette des Beaux Arts en 1860. Mais ce n'est pas encore exactement la figure qui nous intéresse. Meissonier avait même décoré les escaliers de sa maison de Poissy avec les aventures du gredin, et plusieurs panneaux de Polichinelle furent donc peints vers 1860. L'un fait désormais partie de la Wallace Collection. On peut d'ailleurs s'interroger sur la relation entre les polichinelles de Meissonier et ceux, quelques années plus tard, de Manet...
Outre le tableau de la Wallace collection, un autre Polichinelle fut exposé à la galerie Georges Petit lors de la fameuse rétrospective de 1884. C'est ce panneau dont une reproduction très fidèle[5] parut en 1873 dans La Mosaïque, un périodique de culture populaire, sous forme de bois gravé.
Il est donc très probable que c'est précisément cette illustration, d'une quinzaine de centimètre de haut, qui a été le modèle utilisé par Brouet pour son aquarelle. En tout cas elle évoque très précisément l'un des courant artistique prédominants lors des premières années de sa carrière artistique, et comment les modes esthétiques se répandaient à travers l'ensemble des classes sociales jusqu'aux plus populaires par les différentes formes de gravure de reproduction.
Notes:
[1] La Gravure et la Lithographie françaises, juin 1914, p. 196
[2] Byblis (1922) vol. 4, p. 141
[3] Collection of etchings and engravings by and after the work of J. L. E. Meissonier, Schaus, W., New York, [1896?]
[4] Un vieux marchand de gravures racontes... Paul Prouté, Paris 1980
[5] Le panneau est connu par une reproduction photographique, prise lors de l'exposition de 1884, qui permet de juger qu'à quelques détails de la tête près, c'est bien l'œuvre gravée dans La Mosaïque.