Etienne Bignou fut un acteur singulier de l'art moderne en France dans l'entre-deux guerre et précurseur d'un style nouveau chez les marchands d'art. Selon Nahon[1] , "dans la corporation des marchands de tableaux, Étienne Bignou représente l'homme moderne par excellence. Dès son réveil, après un rapide coup d’œil sur le Times, le Journal des Débats, L'Humanité, Bignou boxe, nage, écrase six balles sur un court de tennis, conduit sa voiture comme un coureur automobile, part pour l'Écosse comme on irait au Bois." Sur une photo du fonds Chester Dale, on le découvre d'ailleurs dans l'élégant bar de sa galerie, fixant l'objectif d'un regard malicieux, apparemment occupé à confectionner un cocktail.
A Londres où il étudia, il avait acquis une grande familiarité avec le monde anglo-saxon, et c'est ainsi qu'il put habilement promouvoir les artistes français à l'étranger. On le voit aux Etats-Unis conseillant Chester Dale, puis Barnes, avant d'ouvrir une galerie succursale à New York en 1935. C'est aussi "grâce à lui [que] Daumier et Monet entrent à la National Gallery of Scotland (Édimbourg), Toulouse-Lautrec, Monet et Utrillo, à la Tate Gallery de Londres, Monet encore à l'Aberdeen Gallery". Bref, un tempérament peu commun, bien résumé dans ce portrait que nous en croque Vollard : "Le matin, il est à Londres ; dans la soirée, il ouvre une exposition à Paris ; le lendemain, il prend le bateau ou l'avion pour New York (...). Partout où il y a des tableaux à voir, il est attiré comme par un aimant[2] ".
Autre éminent marchand parisien, mais appartenant à la génération précédente, Georges Petit avait su amener sa galerie au premier plan du marché parisien. Il disparaît en 1920, et Bignou prend alors les rênes de la galerie, associé aux frères Bernheim-Jeune. Ensemble, animés par un goût prononcé pour la modernité de leur temps, ils lui donnent un lustre nouveau, avec en particulier en 1932 une mémorable exposition rétrospective de Picasso ; véritable point d'orgue, puisque la galerie sera fermée l'année suivante. Or, la galerie Georges Petit avait de longue date poursuivi une activité d'édition d'estampes de reproduction. Ensuite, au début du siècle, elle s’était également entremis dans l'édition d'estampes originales, tout particulièrement en couleur. Vraisemblablement, c'est par le biais de la galerie Georges Petit que, vers 1920, en s'attachant à l'édition et surtout à la promotion de ses œuvres, Bignou joua un rôle notable dans l’émergence de Brouet comme un des graveurs "les plus en vogue" du moment.
Au cours des années 1921 et 1922, on voit ainsi apparaître une vingtaine d'estampes éditées par Bignou[3] , en association avec la galerie Lefèvre, à Londres. Une implication assez directe de Bignou lui-même est attestée par une épreuve de présentation de la Halle aux poissons à Marseille : annotée en pied Epr. de M. Bignou, et signée par Brouet et par l'imprimeur, Delâtre, elle fit ensuite partie de la collection Petiet. La promotion des œuvres ainsi éditées fut assurée de façon très active. En 1922 une première exposition monographique est consacrée à Brouet à Paris, en mars, à la galerie Barbazange. On note que Delâtre apparait à nouveau en filigrane de cette exposition, comme d'ailleurs des suivantes : les catalogues indiquent clairement que les épreuves exposées proviennent pour partie de sa collection personnelle. Ce rôle prééminent de Delâtre n'est pas pour surprendre, puisqu'il jouait un rôle majeur dans l'impression des estampes éditées par la galerie Georges Petit. Mais l'exposition ne resta pas cantonnée à Paris. On la retrouve à Amsterdam, en mai, à la galerie E. J. van Wisselingh et à Londres, en novembre, à la galerie Lefèvre. Le choix de ces deux galeries n'est pas dû au hasard : elles entretinrent toutes deux des liens commerciaux suivis avec Bignou, qui orchestrait donc là une campagne de promotion internationale volontariste.
Ça n'est donc pas une surprise de constater que la presse américaine se fait l'écho des expositions de Paris et de Londres et même, plus largement, que le nom de Brouet apparaît fréquemment dans les journaux américains de l'époque. Ainsi deux articles, courts mais illustrés, sont publiés en avril[4] et en novembre[5] 1922 dans American Art News. Rendant compte des expositions de Paris, puis de Londres, en annonçant même une bientôt à New York, ces deux articles ont très probablement été commandités par Bignou, qui en fournit au moins l'illustration. On imagine volontiers qu'il en suggéra aussi en partie le texte. Il semble en effet que ce soit la rédaction un peu emphatique de l'article de novembre qui soit à l'origine de ce mythe qui voudrait que Brouet soit né et ait grandi dans le milieu du cirque.
Une dernière trace, discrète, de l'action de Bignou pour accroître la réputation de Brouet apparait en 1924 : ce n'est peut-être pas par hasard si les deux estampes de Brouet listées et illustrées dans Fine Prints of the Year ont toutes les deux été éditées par Bignou[6] . Si plusieurs expositions d’œuvres de Brouet se tiennent dans des galeries d'art aux Etats-Unis à cette époque, la grande exposition new-yorkaise annoncée n'eut pas lieu. En fait, au cours des années 1920, la Galerie Georges Petit se sépare de ses activités d'édition d'estampe, qui sont reprises par la société l'Estampe Moderne, sous la houlette d'Octave Bernard. Celui qui émerge comme le mentor de Brouet, au début des années 20, est plutôt Frédéric Grégoire, qui a d'autres tropismes. Ce contraste entre Grégoire et Bignou nous vaut d'ailleurs de la plume de Pawlowski quelques entrefilets acerbes[7] ;
Grégoire ne restera d'ailleurs ce mentor que quelques années, après lesquelles on verra à nouveau l'Estampe Moderne jouer un rôle discret dans l'édition des œuvres de Brouet.Grégoire, avec un dévouement admirable, a été mieux qu'un ami, j'allais dire, une véritable nourrice pour Brouet ; c'est lui qui l'a arraché des griffes étrangères, qui accaparaient une œuvre admirable inconnue en France, c'est lui qui, par sa ténacité, l'a rendu célèbre, même dans son pays.
Notes:
[1] Pierre Nahon, Les marchands d'art en France - XIXème et XXème siècles, Éditions de la Différence, 1998, p. 101-104.
[2] Ambroise Vollard, Souvenirs d'un marchand de tableaux, Albin Michel, 1937.
[3] En témoigne à la fois les notes du catalogue Boutitie et l'exemplaire du catalogue de l'exposition Barbazanges annoté par Marcel Guiot - Je remercie Xavier Seydoux qui m'en a procuré une copie.
[4] American Art News, Vol. 20, no. 29 (Apr. 29, 1922).
[5] American Art News, Vol. 21, No. 5 (Nov. 11, 1922).
[6] Malcolm Salaman, Fine Prints of the Year (1924) London.
[7] Le Journal, 4 juin 1927.