Deux pêcheurs au bord d'un cours d'eau
Pont Eiffel à Fin d'Oise,
eau-forte
de Brouet
(1917).
Après la déclaration de la guerre, Brouet continue à graver dans son atelier, au pied de la butte Montmartre, rue Camille-Tahan. Il crée même à cette époque quelques unes des pièces les plus caractéristiques des thèmes populaires auxquels son nom est resté associé. En témoigne par exemple la Quincaillerie Ambulante, qui fait l'objet de nombreux états entre 1914 et 1916.
L'activité artistique continue d'ailleurs de façon soutenue sur la butte Montmartre, où la guerre n'a pas également affecté les habitudes des uns et des autres. Parmi les artistes proches de Brouet, on y rencontre à nouveau l'américain Vaughan Trowbridge, qui a quitté la France en septembre, pour rentrer des Etats-Unis au début de l'année 1915. Un article de Studio[1] souligne le contraste entre le calme de l'atelier Montmartrois et les inquiétudes dues au conflit. C'est aussi en avril 1915 qu'un petit groupe d'aquafortistes se retrouve chez Delâtre pour faire quelques essais collectifs de verni mou[2]. Les planches sont signées ensemble par Delâtre, Morin-Jean, Maufra, Brouet et Autemayou, un amateur. C'est d'ailleurs pour le même Autemayou, selon Grignard, que Brouet grave les trois En-tête de Lettres en Juillet 1915. Ces trois planches minuscules témoignent également de la continuité de l'inspiration dans le travail de l'artiste : la Petite Danseuse au Miroir poursuit le thème des ballerines, surtout celles observées en coulisse. Le thème se fit jour avant guerre et restera florissant après. Le Sportsman préfigure peut-être les portraits qui apparaissent en 1916 avec celui de Georges Grignard, suivi par celui d'Achille A.
Quant au Petit Tonnelier, il ressemble fort à un croquis préparatoire pour une planche qui, poursuivant l'entreprise d'exploration du thème des artisans et des petits métiers de la rue, verra le jour peu après. En effet, le dessin de cet en-tête est précisément celui du premier état du Tonnelier, gravé en mars 1916. Comme lui, il figure deux tonneliers travaillant au pied d'un escalier. Dans le deuxième état de la planche subsiste seule la figure du plus grand des artisans, ce qui impartit plus de concentration et d'équilibre à la composition. Cette planche, ainsi que le Boulanger, daté lui de janvier 1916, figure dans les catalogues de l'Estampe moderne après guerre. C'est cette société qui absorba l'activité du service estampes de la galerie Georges Petit, ce qui montre assez que pendant la guerre, Georges Petit continua à éditer Brouet. En témoignent également deux petits paysages, Coin de Campagne aux Damps et Vieille Rue aux Damps, qui réalisés avant la guerre et tirés alors en noir, selon Grignard, furent ensuite édités en couleur en 1915 par la galerie Georges Petit[3], avant d'être également proposés à la vente par l'Estampe moderne.

1915

Il faut ainsi presqu'une année pour voir les thèmes de guerre s'immiscer dans l’œuvre. Certes, dès août 1914 on rencontre une petite planche d'essai figurant deux militaires gardant une voie ferrée, mais une suite n'est vraiment donnée à ce petit croquis qu'un an plus tard : ce n'est en effet qu'en août 1915, alors que la guerre s'est entranchée depuis déjà de longs mois[4] que Brouet commence une série de planches de guerre : s'agit-il d'une commande ? En tout cas elles seront éditées peu après par Gaston Boutitie. Cet éditeur à la biographie intéressante, et dont nous reparlerons dans un autre billet, semble apparaître pendant la guerre : une de ses premières productions recensées sera la Chevauchée de la Walkyrie, un recueil de 20 eaux-fortes par Louis Morin, caricatures qui stigmatisent les actes (forcément barbares) de l'ennemi (forcément lâche et vicieux). Les eaux-fortes de Brouet, y compris celles qui furent éditées pas le même Boutitie, sont d'ailleurs d'une nature très différente. Tout comme Louis Morin, Brouet ne connait la vie du soldat au front que par le rapport qui en est fait : il n'a alors probablement pas quitté Paris depuis le début de la guerre. Ainsi Geffroy rappelle sobrement que Brouet "représenta les poilus lors de leur passage à Paris"[5] . La démarche du graveur, qui marque un ressenti un peu distancié de l'artiste, est bien représentée par le titre du recueil, Impressions de Guerre. Et si Clément-Janin le classe parmi les graveurs documentaires[6] , c'est sans doute par contraste avec les artistes qui, comme Louis Morin, investissent les voies de la caricature et de l'emphase patriotique. Dans cette veine, Brouet travaillera aussi à des planches pour d'Alignan, vers 1916, et c'est probablement à cette époque que sont aussi gravées les planches pour Mme Barthélémy (la série Cours de Route mais aussi la Boucherie Militaire, le Brasero et les Emigrants Espagnols).

Le GVC

En février 1916 commence la bataille de Verdun, par laquelle le commandement allemand espère user les troupes françaises. C'est à cette époque que Brouet, affecté vu son âge à une unité territoriale, est appelé à l'activité militaire effective. Fin mars 1916, il quitte son atelier pour rejoindre une unité de Gardes Voies de Communication (GVC) stationnée non loin, à la gare de Conflant-Ste-Honorine. Alors que les Impressions de guerre et les planches pour d'Alignan étaient des vues imaginaires du quotidien apaisé du soldat à l'arrière du front, ou de la misère des réfugiés, voire quelques notations sur les blessés vus à Paris, les estampes qu'il crée ensuite traduisent surtout la longue et morne journée du GVC, que l'on voit, dans une des meilleures planches, taquiner le goujon, le pont ferroviaire de Conflant en arrière-plan.
Heureusement, dès août 1916 vient un changement d'affectation : Brouet est détaché aux usines Schneider, au Creusot, séjour qui nous vaudra quelques planches d'une belle inspiration, plus industrielles que militaires, quoique Geffroy commente que les planches du Creusot sont aussi des planches de guerre[7] . Il semble rentrer à Paris peu après. En effet, le 29 novembre 1916, alors que la longue et vaine tentative alliée de percer le front sur la Somme vient de prendre fin, Grignard écrit à Sagot :

Qui aurait cru en 1914 qu'après 2 ans et demi, vous ne seriez pas encore revenu dans votre "home" pour de bon... Nous ne pouvons pas encore entrevoir la fin de ces longs mois avec certitude. Je vais tout de même me hasarder à parler des choses qui nous a valu votre amitié. Voyons, Brouet, après avoir été GVC près de Paris est allé au Creusot, où il a pris des notes utiles. Il a fait quatre planches pour d'Alignan qui s'est empressé de les tirer à 100, je ne les ai pas achetées (sur la guerre). Il fait une série de six planches (aussi sur la guerre) pour le dénommé Boutitie. 2 ont tiré à 75. Je crois que Brouet sera détaché au bureau de Paris du Creusot et qu'il pourra retourner à son atelier car Schneider s'intéresse à lui."

Les dernières années de la guerre

1917 sera l'année du chemin des Dames, et de l'entrée en guerre salvatrice des Etats-Unis. En février, Brouet reprend son affectation dans les GVC. On peut donc imaginer que c'est fin 1916 et début 1917 qu'il grave ces planches destinées au second projet de recueil pour Boutitie, intitulé les GVC. C'est peut-être aussi à cette époque qu'il rencontre Grégoire, une vieille connaissance, dans une caserne parisienne, rencontre qui, tout comme celle de Boutitie un peu plus tôt, allait avoir un effet majeur dans sa carrière de graveur.
D'avril à juillet 1918 ont lieu les derniers efforts allemands pour tenter de l'emporter après la fin des combats à l'Est et avant la montée en puissance du soutien américain. C'est aussi l'époque des tirs de la Grosse Bertha sur Paris. Officiellement, Brouet est toujours GVC. Il ne sera d'ailleurs démobilisé qu'en janvier 1919. En fait nous perdons le fil de la chronologie des planches assez rapidement car Grignard se désintéresse de cette production de guerre. Notons que sur la quarantaine de planche, la plupart semble répondre à des commandes d'éditeurs. D'ailleurs, si la plupart des planches sont des gravures en noir, il n'abandonna pas pour autant la gravure en couleur, reproduisant par ce medium des tableaux de guerre de John Scott, et réalisant aussi une vue de la Cathédrale de Reims après l'incendie.

Les estampes de guerre de Brouet sont au nombre de plusieurs dizaines, soit une fraction significative de l’œuvre. Pourtant, nombreux sont ceux qui, comme Grignard, les trouvent peu intéressantes. Son travail pendant la guerre est en décalage avec l'emphase patriotique de nombre de ses confrères. Si l'on peut voir dans ces planches une forme de transposition de l'état d'esprit de ses oeuvres habituelles au contexte du conflit, on n'y décèle cependant pas d'adhésion personnelle aux thèmes belliqueux, mais plutôt une sorte de résignation devant cet état de guerre. C'est sans doute pour cette raison qu'on trouve là beaucoup d'oeuvres de commande, des suites.

Notes:

[1The etchings if Vaughan Trowbridge, by E.A. Taylor, Studio: international art, 67 p. 239, 1916.

[2] Maxime Maufra, 1861-1918 : catalogue de l'œuvre gravé, Daniel Morane, Musée de Pont-Aven, 1986.

[3] selon la Bibliographie de la France, 1915.

[4] Brouet fut d'ailleurs incorporé dans le service auxiliaire en Mars 1915.

[5

[6] Les estampes, images et affiches de la guerre, Paris, Gazette des Beaux-Arts, 1919 p. 25.

[7