L'étrange pouvoir de séduction d'un morceau de papier aussi insignifiant qu'une estampe est rendu avec sensibilité par Hugh Walpole dans sa nouvelle The etching[1] . Voici le moment où le héros, employé de banque sans histoire, tombe nez à nez avec sa première estampe:

"No... Suddenly his hand stopped. His heart thumped in his breast. He was looking at a little landscape, a simple thing enough, a hill, a clump of trees, a cow and a horseman. But how beautiful! How quiet and simple and true! [...] In the left hand corner there was scribbled a name, "Everdingen".

Car l'amateur d'estampe n'est pas un simple amateur d'art. Laissons à Gustave Geffroy, l'homme de lettres et critique d'art emblématique de la IIIème république, le soin de détailler cet important distingo[2] :

Plus que la peinture, on peut le dire, l'estampe a des fidèles fanatiques, qui se soucient peu, en feuilletant un carton de pièces rares, des salles de musée et des galeries de collectionneurs. Ils savent bien où aller lorsqu'ils veulent récréer leurs yeux par des assemblages de couleurs.[...] Mais s'ils sont sincères, ils avoueront que leur joie est bien plus intime et profonde lorsque chez eux commodément installés, ils passent en revue la série de leurs trouvailles, comparant les états, appréciant les papiers, déchiffrant les monogrammes et les dates.

Ce côté technique de l'estampe est une particularité qui lui attire les esprits méthodiques, tel notre ami Georges Grignard, industriel et amateur d'art dont nous avons déjà évoqué l'attachante personnalité, protecteur émérite de Brouet, qui rassembla une extraordinaire collection de ses oeuvres. Peut-être nous faut-il également mentionner ici M. Bonabeau, industriel lui aussi, mais disposant de moyens financiers autrement plus considérables, et dont la collection était si complète -- près de 300 pièces -- qu'il a suffi à Boutitie de la reproduire pour en faire en 1923 le catalogue raisonné de l'oeuvre du graveur, sans rien y ajouter. Il faut dire qu'il s'agissait des épreuves de la collection personnelle d'Eugène Delâtre[3] ...
Puis Geffroy de s'enflammer[2] :
Edgar Chahine - Portrait de M. Gerbault - eau-forte
Smith College Museum of Art

Quelle joie d'être là, seul ou avec un complice, dans une bonne embrasure de fenêtre, alors que les feuilles précieuses apparaissent une à une, sont extraites du carton, vues et commentées longuement ! Ce désir de trouver et de posséder l'image rare et superbe, est de ceux qui donnent une animation et un charme à la vie.

Beau portrait idéalisé, dans un costume certes un peu bourgeois, de l'amateur d'estampe de la Belle-Epoque ! Des amateurs d'estampe, on en rencontre d'ailleurs au début du XXème siècle une infinie diversité. A travers les souvenirs de Paul Prouté[4] on peut en parcourir une intéressante galerie de spécimens : ainsi Boireau, le "petit rentier habitant Vendôme", qui par sa vie parfaitement oisive était le "représentant le plus complet de ce qu'on a appelé la Belle-Epoque" ; ou Ravaud, "médecin des voies urinaires, [...] passionné de l'Histoire", qui "truffait [les volumineux ouvrages de Masson ou Hanotaux] de portraits, de scènes historiques, de vignettes ou tout autre tels que des autographes" qui en triplaient ou quadruplaient le volume ; et encore Bartin, professeur de droit, intransigeant pourfendeur de la poussière dans les marges et "amateur du classique, du beau burin bien régulier", que Gaillard "plongeait dans l'extase" et qui "à la Chalcographie du Louvre, où il était un assidu, faisait tirer ses épreuves sur satin".
Mais en lisant le portrait de l'amateur que trace si complaisamment Geffroy dans son rapport officiel[2], on songe à cet autre collectionneur, premier à apparaître sur la longue liste de clients que Prouté entourait de son affection, commentant avec humour de leurs tocades : Eugène Forgues.
Boulanger75.jpg
Le boulanger - eau-forte de Brouet (Ba 58).
Ancienne collection Eugène Forgues,
avec le timbre Lugt 743a.

Né en 1857, il est fils d'Emile Forgue, dit Old Nick, journaliste, celui qui le premier "fit connaître" Edgar Poe en France, et fut aussi l'ami de Stendhal et de Gavarni, entre autres. Eugène Forgues, lui-même homme de lettres, écrivit souvent dans des revues littéraires, tout particulièrement dans la alors célèbre - elle l'est à nouveau de nos jours - Revue des Deux Mondes. Il fit paraître parfois des nouvelles, plus souvent, comme son père, des articles de société ou de politique concernant l'Angleterre et les Anglais. Il édita aussi différents ouvrages de nature historique, tout en menant une carrière de magistrat dans les colonies, qui, entre 1887 et 1913, le mena de la Guadeloupe à Saïgon. Il commence bientôt à rassembler une collection d'estampes originales, principalement des eaux-fortes. Dans l'introduction au catalogue de sa vente[5] , en 1942, on apprend que

la collection du Premier Président Eugène Daurand Forgues, que nous présentons aujourd'hui, a été commencée vers 1900 dans le but de réaliser — avec des moyens d'ailleurs modestes — un panorama aussi complet que possible de l'eau-forte originale en noir au siècle dernier. [...]

De façon remarquable, cet homme, féru d'histoire moderne, qui, héritage paternel oblige, édita les lettres de Lamennais et les mémoires du baron de Vitrolles, fut aussi curieux de l'art le plus avancé de son temps :

Les premières productions importantes du XIXe siècle, dans ce domaine, n'apparaissant guère qu'à partir de 1830, il était tout naturel que l'amateur continuât— ce fut surtout à partir de 1925 — a étendre sa collection au-delà de 1900 et s'intéressât ainsi aux peintres-graveurs contemporains : Boussingault, Dunoyer de Segonzac, Frélaut, Laboureur, M. Laurencin, Maillol, Matisse, Naudin, Pascin, Picasso, Vlaminck, etc.; qui voisinent ainsi avec Besnard, Corot, Delacroix, Manet, Meryon, Millet, Renoir.

Le catalogue - sommaire, au regret des experts, Paul Prouté et Henri Petiet - évoque effectivement un beau panorama de la gravure d'artiste de Paul Huet jusqu'à Matisse et Pascin. On y découvre d'ailleurs une vingtaine de Brouet, surtout de la production des années vingt. Prouté, qui qualifie Forgues d'ami, évoque un "homme très communicatif"[4] :

nous avions de longues conversations qu'il émaillait de façon très spirituelle, c'était pour moi un véritable enrichissement et un plaisir que d'examiner de concert ses eaux-fortes.

Un véritable amateur d'estampe, donc !

Notes:

[1]  in Hugh Walpole, The Silver Thorn: A Book of Stories, 1928

[2]  Gustave Geffroy, Rapport de l'Exposition Universelle de 1900, section 8: Gravure.

[3]  More Books, The Bulletin of the Boston Public Library, vol XX n° 5, May 1945.

[4]  Paul Prouté, Un vieux marchand de gravures raconte, Paris, Aux dépens de l'auteur, 1980

[5Collection Eugène Forgues ; Eaux-fortes originales des XIX et XXe siècles, catalogue de vente à Drouot le 3 juin 1942