En 1900 comme en 2000, l'orientalisme est à la mode. En 1900, les Salons regorgent de sultans altiers en somptueux costumes traditionnels et d'almées alanguies conversant avec de grands fauves pour tromper le silence de harems improbables. Ce sont pour elles qu'en 2000, des acheteurs en costumes impeccables s'enflamment dans la pénombre des salles des ventes.

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Portrait de Ludwig Deutsch
en 1897.[1]

Parmi les artistes français, l'un des peintres orientalistes très cotés aujourd'hui, comme alors, s'appelle... Ludwig Deutsch. Né à Vienne en 1855, autrichien, sa carrière se déroula toute entière à Paris. Elève de Laurens, il travaille d'abord des sujets académiques, comme cette petite toile de 1880, le Hallebardier, qui n'est pas sans évoquer le genre de Meissonier. C'est son envoi au Salon de 1879, l'Amateur orientaliste, qui marque le point de départ de la veine à laquelle son nom restera attaché. On le rencontre souvent dans les catalogues de l'époque sous le nom de Louis Deutsch, et il sera d'ailleurs bientôt naturalisé.

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Le Coffre au trésor,
huile sur panneau
de Ludwig Deutsch (1920).

Au pic de l'orientalisme, vers 1900, ses œuvres emblématiques sont des instantanés d'un quotidien fantasmé, placé dans des cadres architecturaux à la géométrie rigide, et peints avec une recherche maniaque d'exactitude. Les titres des œuvres sont évocateurs de ces scènes essentiellement bourgeoises ou aristocratiques, et volontiers masculines, voire austères, qui sont au centre de l’œuvre : le Tombeau du khalife (1884), la Jeune favorite (1888 - mention honorable), El Azhar : l'université arabe du Caire (1890), Garde du palais (1896), la Leçon (1900). L'intérêt actuel pour ces œuvres, dont certaines atteignent des cotes vertigineuses en salles de ventes, semble provenir de cette même combinaison de réalisme et d'exotisme qui séduit dans les jeux video et la littérature fantastique actuels. Vingt ou trente ans plus tard, Deutsch produisait encore des tableaux de la même eau, dans une technique à peine relâchée : il en est ainsi de ce Coffre au trésor de 1920.[2] Cette permanence chez Deutsch ne reflète cependant pas l'évolution des goûts ni l'empire des modes. En fait, vers 1910, on perçoit ausi les signes d'un certain renouveau dans son style. Le resserrement urbain cède le pas à un horizon rural, la favorite et le prince se muent en paysans, les trésors se transforment en... pastèques.

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La Barque du Nil, eau-forte en couleur
d'Auguste Brouet
d'après la toile de Ludwig Deutsch
(1910).

Exposé en 1910 au Salon des Artistes Français, le Marchand du Nil fut sans doute un succès. Mentionné dans le compte-rendu du Salon d'Art et Décoration,[3] il figure aussi dans le portefeuille de gravures distribué aux membres de la Société Française des Amis des Arts sous la forme d'une eau-forte de Henri Lefort, graveur d'interprétation, dans le style "à l'ancienne", un artiste respecté. Mais ce qui nous intéresse ici, c'est que cette même œuvre fut également reproduite en couleur. Sur les épreuves, en regard de la signature de Deutsch apparaît celle du graveur : Auguste Brouet. Signature un peu anecdotique, donc, mais qui semble confirmer que vers 1910, sa réputation de graveur de reproduction s'est fermement établie et qu'il devient l'interprète affiché de ses contemporains.

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La toilette, carte postale
(Lapina, série Salon de Paris)
d'après la toile de
Ludwig Deutsch.

Quant à Deutsch, il décédera à l'âge de presque quatre-vingts ans à Paris, au milieu des années trente. On peut s'interroger sur la survivance tardive de son style, et sa réception à l'époque où l'orientalisme, c'est plutôt Majorelle : de quels moyens put-il jouir pour ses vieux jours ? On a déjà vu sa capacité à infléchir sa peinture vers un style plus souple, où l'anecdotique l'emporte et l'apparat est remisé au magasin avec les accessoires de scène. A bien y regarder, on découvre un œuvre encore plus varié, bien plus en tout cas que ce qu'en disent les catalogues de peinture orientaliste des grandes maisons de vente actuelles. Ainsi certaines œuvres plus fin de siècle, dont celle reproduite ici en une carte postale fort répandue, laissent à penser qu'il avait d'autres flèches à son arc : dans cette Toilette, qui semble dater de 1914,[4] seul le titre peut faire songer à une réelle intention hygiénique. Une autre toile, datée de 1915 et intitulée elle l'Heure du thé,[5] ne diffère d'ailleurs que fort peu de celle-ci, tant par le style que par la pose ou le décor : seule variation majeure, le chat a été retranché au profit d'une table de nuit. De fait, le format ovale de la toile ne peut qu'accentuer la sensation d'intimité avec le modèle, pour ne pas dire de voyeurisme... Sujet intemporel, et à l'épreuve des modes...

Notes:

[1] Nos Peintres et Sculpteurs, Jules Martin, 1897, Flammarion.

[2] Sotheby's, vente du 06 novembre 2014, lot n° 39.

[3] René Jean, La Peinture aux Salons, Art et Décoration, vol. 14 n°7, juillet 1910, p. 1.

[4] La date est difficilement lisible sur la reproduction.

[5] Deburaux, vente du 3 décembre 2006, lot 151 bis.