En plein Montmartre, la salle du restaurant " le Vieux Logis", deux fois centenaire, est empreinte d'un confort bourgeois, quoiqu'aménagée dans un style... d'auberge paysanne ; chaleureuse, avec ses poutres apparentes, tout comme les spécialités maison, le foie gras « l'Alzou », le filet de sole « Mimi Pinson » ou l'escalope « Vieux Logis ». Avant les desserts et les « Gourmandises des Abbesses », Le Garrec, un peu échauffé par les vieux Bourgogne, fit une allocution de circonstance et félicita le nouveau chevalier, qui lui donna en retour du "Mon Cher Président !"...

Les Bernard sont des Alsaciens et c'est à Haguenau que naquit Octave, le 5 avril 1869 au foyer d'Adolphe Bernard, agent voyer, originaire de Strasbourg. Mais à peine un an plus tard, l'Alsace est envahie puis annexée et la famille émigre. Installés d'abord à Mortain, dans la Manche, où ils optent pour la nationalité française, on les retrouve à Paris en 1889. De novembre 1890 à février 1893, il fait son service militaire. Son grade de dragon de seconde classe au 30ème régiment, alors en garnison à Saint-Etienne, ne semble pas lui avoir insufflé la passion des armes. Mais il mit plus tard à profit ses souvenirs de régiment, comme dans une scènette parue dans le Pêle-Mêle du 25 avril 1897, où l'on voit comment, chez les militaires, une jeune recrue peut se mettre dans de beaux draps... au sens "propre"[1] ! Une version de poche du Sous-Off de Descaves, paru lui en 1889, en quelque sorte.

Car dès son jeune âge Octave Bernard aima la littérature, et n'aura de cesse d'écrire des pièces de théâtre. Ce sont de petites oeuvres légères, le plus souvent en un acte. D'ailleurs, sa première pièce identifiée, intitulée Amour et gendarmerie , fut créée au Grand-Théâtre de Saint-Etienne, sa ville de garnison[2], le 28 janvier 1893[3] , c'est-à-dire quelques jours avant son congé du service. La même année, il écrit Maîtresse à quatre !!, comédie-bouffe en trois actes, en collaboration avec un certain Eugène Blaringhem. On ne peut que regretter que la pièce semble n'avoir jamais connu le jour[4], car le titre invitait à en connaître mieux la teneur ! Mais on se rattrapera avec ce petit poème en prose, qui paraît sous sa plume le mois suivant dans L'Echo des Jeunes[5]

L'AIMEE NOUVELLE
Jamais nuit blanche ne fut pour moi plus délicieuse !
Tandis que vaguement, j'entendais se succéder, dans leur monotonie, les heures, l'avenir m'apparaissait radieux sous l'enchantement divin d'un rêve.
Après ces quelques instants bénis où je l'avais revue, — ô combien vite passés, hélas! — j'étais heureux de me retracer leur agréable souvenir dans un peu de solitude.
Solitude charmante dans laquelle il me semblait n'avoir jamais été moins seul!
Ma pensée tout entière n'était-elle pas vers elle! Un indéfinissable frisson de plaisir parcourait tout mon être... Je la voyais près de moi, souriante, et la contemplais comme en une extase mystique.
[...]
Involontairement alors, je murmurais en moi, en une harmonie chantante, ce vers du Passant :
Que l'amour soit béni, je puis pleurer encore !
OCTAVE BERNARD.

Peu de temps après, ce "sympathique collaborateur" devient également secrétaire de rédaction[6] de cette publication littéraire peu sourcilleuse[7], qui rassemble poètes, écrivains et chansonniers dans un esprit léger, laissant la part belle à une plaisante camaraderie.

Mais ce n'est pas par ses pièces ou ses vers qu'Octave Bernard subvient à ses besoins. Pour s'assurer des ressources suffisantes, il occupe un emploi de bureau. Entré chez Goupil, l'éditeur d'estampe, notre dynamique jeune homme ne tarde pas à être promu chef de service. Ainsi établi, il épouse en 1899 la jeune Marguerite, qui ne semble pas avoir été rebutée par le lyrisme un peu ampoulé de son soupirant. A Asnière où le couple s'installe naîtront deux fils en 1901 et 1904, Jean et Jacques : pour les prénoms aussi, on est très classique chez les Bernard.

C'est à cette époque qu'Octave Bernard change de patron sans changer de commerce et rejoint la galerie Georges Petit, où il prend la responsabilité du service des estampes. A partir de 1904, on trouve les traces de son action vigoureuse en faveur de l'estampe en couleur au sein de la Galerie Georges Petit. En particulier il signe plusieurs préfaces aux catalogues des Expositions de la Gravure Originale en Couleur, une des principales entreprises de promotion de la technique, avec Raffaelli en porte drapeau et Octave Bernard en éminence grise. A eux deux, ils sont certainement parmi les principaux responsables de l'essor de l'eau-forte en couleur à cette époque.

harlet scène d'enfants
Les enfants - vers 1920
Eau-forte en couleurs de Frantz Charlet (440 × 335 mm)
éditée par l'Estampe Moderne.

Comme on le sait, la guerre est propice au commerce. La galerie Georges Petit se sépare, à partir de 1917 de ses activités "estampes", qui prennent leur autonomie sous la forme d'une société par action dont Octave Bernard est directeur. On voit également apparaître différentes personnalités de l'estampe dans le rôle de président. Quelles arrières-pensées présidèrent au choix de la raison sociale l'Estampe Moderne ? Il est difficile de le deviner. Si les liens stylistiques avec la publication fin-de-siècle homonyme, due à Piazza et Masson sont peu évidents, par contre la filiation avec la galerie Georges Petit est elle très ouvertement revendiquée.

Les articles de périodiques et les catalogues de l'Estampe Moderne nous permettent d'explorer les œuvres commercialisées par la galerie. Le style de la maison oscille entre des paysages épanouis, jardinés avec la manière par ces artistes emblématiques que sont Latenay, Luigini - lui aussi un temps président de la société -, Henri Jourdain et quelques autres, les scènes de genre intimistes, arrangées avec délicatesse par Frantz Charlet et ses émules et enfin des œuvres destinées à la décoration du boudoir, gravures acidulées qui qui offrirent un plein succès à la veine Art Déco de Icart, Grellet, et tant d'autres. Certes, les sujets et la forme sont rarement d'un modernisme aventureux, mais on doit convenir qu'à regarder ces estampes en détail, on se surprend a les trouver souvent d'excellente facture, nombre d'entre elles démontrant de réelles qualités esthétiques. Bien sûr, la vocation décorative de ces productions est patente, et les œuvres n'échappent pas au soupçon de conformisme, ainsi avec Lafitte amateur de sujets "bateau", sans même parler de Chabanian et quelques autres... Mais elles rencontre un succès évident, et après presqu'un quart de siècle d'effort pour assurer l'essor puis animer le marché de l'eau-forte en couleur, Octave Bernard est récompensé par une médaille d'or à l'Exposition Internationale des Arts Décoratifs de 1925, qui lui vaudra sa nomination au grade de chevalier de la légion d'honneur, sur proposition du ministère de l'industrie.
Dans cet espace de coloris joyeux et de thèmes primesautiers, la galerie conserve à son catalogue un artiste adepte de l'estampe en noir, avec laquelle il traite de sujets populaires : Brouet. Pourquoi cette exception ? Nous en traiterons à l'occasion.

On donnera la non moins intéressante suite de l'histoire de l'Estampe Moderne et d'Octave Bernard dans un prochain billet.

Notes:

[1] Pêle-Mêle du 25 avril 1897.

[2]  voir ce recueil de photographies un peu plus tardif.

[3] selon cette édition.

[4] annoncée dans cette feuille, on n'en trouve plus trace par la suite.

[5] numéro du 15 mars 1894.

[6] numéro du 1er novembre 1894.

[7] Moyennant 5 centimes la ligne, elle insère "toutes les pièces correctes, prose ou vers, qui lui sont adressées".