Paris, 20, rue Richer,
le 2 avril 1897.MONSIEUR LE PRÉSIDENT DE LA LIGUE,
une carte d'invitation à votre assemblée annuelle me révèle l'existence d'une «Ligue pour le repos du dimanche en France». Notre maison de Paris a adopté, comme règle n'admettant aucune exception, le repos du dimanche, ainsi que cela se pratique en Angleterre. Nos employés payés à la journée, au nombre de 7 à Paris, ont congé à 5h tous les samedis d'hiver et à 3h tous les samedis de mai à septembre inclus, sans retenue sur le salaire de la journée. Pour compenser, en hiver, la plus longue durée du travail le samedi, nos employés commencent leur travail à 8h30 au lieu de 8h.
Cette manière de faire, loin de nous causer un dommage, nous permet d'avoir des serviteurs dévoués et de compter sur leur bonne volonté lorsque les circonstances exigent un coup d'épaule de leur part. Quand donc les patrons comprendront-ils que le surmenage produit un abaissement permanent d'énergie qui n'est pas compensé par une plus longue durée de présence au travail ? La satisfaction morale d'un homme est un facteur important dans la qualité et la quantité de son effort physique ou intellectuel, et développer celle-là permet de bénéficier de ceux-ci. Or, le repos est non seulement un besoin, c'est aussi une satisfaction.Veuillez agréer....
G. P. GRIGNARD,
Agent de MM. F.-W. Grafton and C°Atelier de dessinateurs.
Cette missive, parue dans le bulletin de la Ligue Populaire Pour le Repos du Dimanche[1], témoigne d'un esprit progressiste, d'une humanité qui ne sont pas pour nous surprendre chez Grignard
: on l'avait déjà vu voler au secours de jeunes artistes et aussi s'entremettre pour tenter de faire percer
Brouet[2]. En 1897, la valeur attachée au travail et sa place dans la
société faisaient l'objet de vifs débats depuis plusieurs décennies, et leurs termes se matérialiseront de façon très concrète
dans la législation sur le temps de travail quotidien. Le
siècle est donc jalonné de textes emblématiques dont le célèbre Droit à la Paresse de Paul Lafargue, paru en 1883, qui répondait avec humour et véhémence au Droit du Travail, établi en 1848[3]. On notera d'ailleurs que le repos hebdomadaire ne fut inscrit définitivement dans la loi que dix ans plus tard, en juillet 1906.
Cette lettre nous rappelle aussi que Grignard était le représentant de commerce des fabricants britanniques de tissus imprimés et d'indiennes W. F. Grafton[4] . Le centre de fabrication français de la société se trouvait à Malaunay, petite ville située un peu au nord de Rouen et qui comptait de nombreux établissements industriels. L'usine Grafton de Malaunay prend incidemment un relief littéraire et social particulier lorsqu'on s'arrête au viaduc ferroviaire que l'on distingue sur l'illustration à gauche et par lequel un train franchit paisiblement la vallée du Cailly. Il s'agit de la ligne de chemin de fer Rouen-Le Havre, celle-là même qui est au cœur de la Bête Humaine, de Zola. L'intersection entre le cours d'eau et la voie de communication, évoquée avec ingénuité dans cet en-tête, a sans doute favorisé l'implantation de la production industrielle dans la ville. On note d'ailleurs que Grafton et Cie se désengagea de l'usine de Malaunay en 1924[5], en pleine crise du textile. C'est aussi à cette date que l'on perd la trace de Grignard, qui se retire alors vraisemblablement de ses activités professionnelles.
Grignard, né en 1857 à Bordeaux, arriva vers l'âge de 5 ans à New-York avec ses parents. Son père, Paul, se consacre au commerce maritime. Georges Grignard étudia brièvement au College Saint-John[6] puis travailla plusieurs années lui aussi comme employé de commerce. De retour en France au début des années 1880, il est naturellement très tourné vers le monde anglo-saxon, et affiche volontiers la nationalité américaine qu'il a acquise en 1879 à New-York, par exemple lors de son mariage à Paris en 1884. Pour l'anecdote, on le rencontre tout à fait par hasard près de Manchester en 1911, probablement en visite d'affaire à la maison mère. Il est alors l'hôte de William Clegg, dirigeant d'une entreprise britannique de calico et toiles imprimées, que l'on peut supposer être justement la société Grafton[7]. Il fut alors l'hôte de Clegg dans son modeste home (18 pièces principales et cinq domestiques) au coeur du domaine d'Abbeywood, Delamere (Northwich).
Grignard semble disposer d'ailleurs lui-même de moyens financiers significatifs. Il habite au 48 de la rue Saint-Ferdinand, quartier assez huppé de Paris, puis après 1925 environ, se retire sur la côté d'Azur[8]. Il achète des œuvres d'art: il évoque plusieurs oeuvres qu'il a pu se procurer dans ses lettres à Sagot[9]. Son intérêt pour les arts en général, et les arts graphiques en particulier, est-il en rapport avec son activité professionnelle, ces indiennes et cet atelier de dessinateurs ? En tout cas, ses fonctions le mettent en contact avec les praticiens des arts graphiques, si bien qu'en 1911, on le voit aussi recommander avec humour à Sagot les élèves de l'école de retoucheurs pour la photographie... Enfin, il est collectionneur dans l'âme. Outre les œuvres d'art, il s'adonne aussi, pendant ses loisirs, à la philatélie[10] ; on parle alors aussi de timbrologie... Cette activité traduit un esprit cartésien qui explique aussi la rédaction méticuleuse, quoiqu’inachevée, de deux jeux de fiches destinées à établir le catalogue des œuvres de Brouet[11] .
Notes:
[1] bulletin n°6 p. 222, juin 1897.
[2] dans un article précédent.
[3] On y trouve ce commentaire qui rappelle fort la teneur de la lettre de Grignard :
Devant la Commission de 1860 sur l'enseignement professionnel, un des plus grands manufacturiers de l'Alsace, M. Bourcart, de Guebwiller, déclarait: Que la journée de douze heures était excessive et devait être ramenée à onze heures, que l'on devait suspendre le travail à deux heures le samedi. Je puis conseiller l'adoption de cette mesure quoiqu'elle paraisse onéreuse à première vue; nous l'avons expérimentée dans nos établissements industriels depuis quatre ans et nous nous en trouvons bien, et la production moyenne, loin d'avoir diminué, a augmenté.
[4] selon l'Annuaire-Almanach du Commerce, édition 1897. Les locaux étaient situés au 20-22 rue Richer à Paris.
[5] Journal officiel, 27 août 1924, p. 3202.
[6] il étudia de 1869 à 1871 au collège Saint-John (Fordham) mais n'y passa cependant pas de diplôme. Je remercie Patrice M. Kane, des archives de Fordham University-Rose Hill Campus, Walsh Family Library pour ces informations.
[7] d'après le recensement de l'Angleterre en 1911.
[8] Plusieurs éléments nous portent à émettre cette hypothèse : à partir de 1926, les recensements nominatifs de Paris nous indiquent qu'il est absent ; son épouse Anna Abend décède à Cannes en 1938 ; une partie de sa collection est vendue à Nice en 1943.
[9] INHA, archives Sagot.
[10] Revue philatélique française, janvier 1898, p. 5.
[11] conservées à la Boston Public Library.