Musée Carnavalet, vers 1895.
De la production de Léon Dax, on a surtout vu passer en vente ces derniers temps d'assez grandes aquarelles représentant des cocottes, jeunes femmes altières vêtues avec quelqu'ostentation, et beaucoup de frou-frou, accompagnées de messieurs un peu grisonnants, des gens "bien", en manteaux et chapeaux, qui les escortent et/ou les reluquent. Plusieurs de ces dessins, souvent dans des tons bleus, jaunes et bruns, parfois un peu crépusculaires, ont été proposés aux enchères ces dernières années[1] et l'on en trouve même un, très élaboré et tout à fait représentatif, dans les collections du Musée Carnavalet (figure).
Il se trouve qu'une aquarelle, représentant l'une de ces lorettes s'affichant avec l'inévitable ombre haut-de-forme-monocle, est passée en vente en Suisse il y a quelque temps[2] : elle portait en pied un cartel étrangement libellé "Brouet, dit Léon Dax, Montmartre 1898". Affirmation fort surprenante, car il n'y a d'évidence aucun trait commun entre les engeôlantes amazones de Léon Dax, avec leurs robes à volant couleur parme, leurs coiffures improbables et les fragrances capiteuses qu'elles suggèrent, et les prolétaires bancroches aux macérations aigres qui firent le succès en noir et blanc de Brouet, le peintre-graveur bien connu.
Une brève enquête révèlera assez vite que Léon Dax n'est... personne. Nulle biographie, pas de date de naissance, encore moins d'annonce de décès ; aucun article de presse, ni de liste d’œuvres répertoriées, rien du tout dans les archives. Seule trace écrite : dans un catalogue de vente, le 18 mars 1911 à Paris, à Drouot, qui nous le place entre un éventail-aquarelle figurant une jeune femme à la campagne de Georges Clairin et un Pont-Neuf d'Edouard Dufeu[3] ; et un autre, en 1914, qui nous laisse deviner une Andalouse[4] . Pour ce qui est de l'art officiel, on ne trouvera rien de plus.
Par contre émergent bientôt d'autres œuvres, d'un genre un peu inférieur. Une première variation sur le thème de la cocotte paraît dans quelques journaux satyriques de l'époque. Dans la Caricature on trouve ainsi deux dessins signés Léon Dax. Le premier, dans le numéro
du 19 décembre 1896 est intitulé A l'étalage, : deux coquettes patientent à une table, dans un café, la main serrant qui le pommeau d'une canne, qui le pied d'un verre à liqueur. Plusieurs soucoupes forment une petite pile au centre de la table et trahissent l'état des finances de la paire. Au second plan, des messieurs en habit, le dos tourné, penchés autour d'une table, comme captivés par le cours d'une partie. La légende ? "On demande des bailleurs de fonds". Le second paraît dans le numéro du 6 février 1897 : intitulé "Méfiance", comme une suite du précédent, il laisse entendre que ce sont les fonds du bailleur qui sont épuisés... Enfin dans le n° 24 de "la Lanterne de Bruant" (1897), toujours signé Léon Dax, un duo identique apparaît, mais le piquant de la situation est tout autre: Mais qu'as-tu donc ?
s'impatiente la belle ; J'ai soixante ans !
réplique le vieux, en plein désarrois...
Les années 1900 coïncident aussi avec l'apparition de la carte postale, objet d'un immense succès populaire. Léon Dax fit également des cartes postales, et même en grand nombre, entre 1900 et 1905 environ. Une première série thématique propose des scènes de carnaval, faites au lavis d'aquarelle. Pastichant Willette et son monde de Pierrots et de Colombines, ces compositions parfois complexes mettent en scène jusqu'à une dizaine de personnages. Une autre série, dans un format vertical, est dessinée à l'imitation de la gravure : elle prolonge le thème des courtisanes. Le dessin, tracé d'une pointe rapide, est moins fouillé. Le modelé est rendu par une accumulation un peu hâtive de traits de pointe-sèche. La demi-mondaine est au premier plan, en manteau de fourrure et chapeau très orné, ou bien en robe de soirée un peu tapageuse. Derrière elle, au second plan, un homme en frac, un peu âgé, assiste ou simplement regarde. Parfois c'est un monocle, ou juste la silhouette d'un haut de forme... Celles-ci se rencontrent parfois colorisées. Une troisième série exploite le même thème, dans un format horizontal. Dans une autre série encore, gravée elle aussi, de jeunes danseuses en robes légères rivalisent de gracieuses extravagances. La série semble compter neuf accortes créatures : une parodie des Muses ?
Toutes ces cartes postales, tant en noir qu'en couleur, semblent avoir rencontré un certain succès : la vogue s'étend jusqu'en 1905 environ. Tout un roman de petites préoccupations populaires se déroule ainsi sous nos yeux à la lectures de ces correspondances lapidaires, parfois cryptiques. L'une de ces cartes, adressée en 1902 à un certain Corea, sergent fourrier à Avignon, transmet le message suivant :
Lyon le 2 juillet
Cher Fourrier
je me permet (sic) de vous envoyé (sic) ses (sic) deux mots pour vous dire que j'ai fait votre comission (sic). Je fini (sic) ma lettre en vous serant (sic) la main.
Votre ami qui vous [illisible].
Cornil
A vrai dire, d'autres artistes de l'époque, et non des moindres, donnent eux aussi dans la carte postale. Ainsi les cartes postales peplum de Richard Ranft, dont le succès se construit sur la vogue du Quo Vadis de Zienkiewicz, récent succès littéraire. On se souvient d'ailleurs que Ranft et Brouet collaborèrent pour réaliser des gravures de reproduction en couleur. Et Richard Ranft, qui fut édité par Hessèle, vit lui aussi ses œuvres originales en couleur listées dans l'Estampe et l'Affiche, tout comme Eychenne, probable ami, à cette époque, de Brouet. Et aussi, pourquoi ne pas placer, en effet, quelques dessins à la Lanterne de Bruant, puisqu'y contribue le célèbre Courteline, pour lequel travailla Brouet, et dont on nous dit également qu'il fut l'ami[5] ? Qui plus est, si les thèmes - ou plutôt le thème - des oeuvres de Léon Dax n'évoquent en rien le Brouet que nous connaissons, ce dessin ou gravure par griffonnis accumulés de la deuxième série des cocottes, bien loin de la maîtrise de l'aquafortiste des années 1910, se rapproche assez de la technique, et même du dessin, de la première carte pour Delâtre, qui semble dater des premiers essais de Brouet, précisément à l'orée de ces années 1900.
Et à vrai dire, le dessin même de Léon Dax ne paraît pas complètement étranger à celui de Brouet : on retrouve certaine manière de faire dans quelques visages d'homme, et jusqu'à ses gaucheries évidentes dans le dessin des corps féminins. A tel point d'ailleurs, que la comparaison de la graphie même de leurs signatures achève de jeter le trouble : n'y retrouve-t-on pas les mêmes fioritures, et dans celle de Léon Dax, et dans celle d'Auguste Brouet, vingt ans après, autant en pied de l'initiale qu'au début et à la fin du nom ? Un peu comme s'il nous adressait un discret signe de reconnaissance... Léon Dax fut-il pour Brouet un des degrés de cette longue hiérarchie des misères que l'artiste pauvre [...] doit remonter
, selon l'élégante expression de Jean Guiffrey[6] ? En tout cas, quand bien même le jeune Brouet n'aurait pas été Léon Dax, il aurait tout à fait pu l'être !