Le marchand d'habits (2ème planche) - 1904 - Ba 19
Eau-forte d'Auguste Brouet (54 × 85 mm)

1905 fut l'année miraculeuse d'Einstein, celle où il publia plusieurs théories fondatrices de la physique moderne. De même, on peut penser, d'après les fiches de Georges Grignard, que 1904 fut celle de Brouet. Cette année là en effet, il réalise un large ensemble de petites eau-fortes originales en noir. Ces œuvres manifestent presque tout d'un coup le style et les thèmes qui feront sa renommée, quand bien même il faudra attendre dix ans pour voir apparaître dans la presse les premières traces d'une réputation naissante, et, à cause de la guerre, presque dix ans de plus pour voir se manifester un réel engouement.

Un article confirme assez précisément cette chronologie des débuts de Brouet dans la gravure originale. Dans Print Connoisseur, en 1925, sous la plume de Clément-Janin[1], on découvre en effet que :

By 1905 his work had greatly improved in quality, the métier had come to him, and he had found his true inspiration in such plates as les Chiffon[n]iers de Saint-Ouen, la Boucherie, Petit Marchand de Ferraille, Petit Marchand au Panier, etc., all plates of a perfect technique.

Si son œuvre original en noir, bien répertorié, nous indique assez bien la trajectoire qui conduisit à l'émergence du peintre-graveur, les phases antérieures de son développement d'artiste restent encore largement dans l'ombre. Les œuvres qui les jalonnent n'ont pas reçu la même attention: on est presque tenté de dire qu'elles ont disparu.
Tout juste peut on, à partir des traces qui subsistent, essayer d'imaginer ce que furent ses débuts dans la laborieuse carrière d'artiste graphique. Se révèlent alors deux aspects. D'une part, des travaux alimentaires divers que nous esquisserons dans un prochain billet. D'autre part le graveur de reproduction en couleur, qui nous intéresse ici. L'ampleur de ces travaux pourra être mieux appréciée en parcourant la liste d'estampes de reproductions qu'il a gravées, pour la plupart entre environ 1900 et 1914. Cette liste, quoique très certainement incomplète, elle compte environ trente cinq œuvres.
Notre-Dame de Paris - 1897 - Ba 11.2
Eau-forte d'Auguste Brouet (505 × 657 mm)
Quand Brouet est-il arrivé à la gravure de reproduction ? Comme nous l'avons déjà relevé, et les sources s'accordent à ce sujet, il commença à s'intéresser réellement à la gravure à partir de son retour du service militaire[2], que l'on peut dater de juin 1895. Clément-Janin va même jusqu'à suggérer que Brouet doit ses débuts dans l'eau-forte à l'influence de Gaston Eychenne et Georges Godin[3] avec qui il était lié d'amitié. Tous deux vécurent à Paris, avant de s'installer à Saint-Germain-en-Laye, où Eychenne décèdera prématurément en 1902[4]. Ils pratiquaient la gravure en couleur, et étaient édités par le marchand Hessèle.
Dans la technique de la gravure en couleur, sur des planches de grande taille, Brouet s'affirme rapidement. Les Cinq Paysages de Paris nous offrent un repère chronologique commode. En effet, à la date de 1897, il a déjà un métier assez sûr pour graver la grande et belle planche de Notre-Dame de Paris. Et pour le portefeuille des Paysages, publié par Pierrefort en 1902, Brouet a joint à la planche de Notre Dame de Paris quatre planches nouvelles du même format imposant. Ce sont des œuvres originales, et quoiqu'on les rencontre parfois aquarellées, on les trouve le plus souvent tirées en noir, mais elles diffèrent notablement des petites planches qu'on verra  apparaître à partir de 1904, tant par la technique que par le format.
Turner_Polypheme.jpg
Turner, Ulysse narguant Polyphème
Eau-forte de reproduction d'Auguste Brouet, d'après le tableau de Turner.
Cette technique et ce format sont en effet ceux-là même des estampes de reproduction que Brouet a déjà produit en une certaine abondance, et que Geffroy loue hautement, dans l'introduction qu'il donne aux Cinq Paysages de Paris. Son but est bien sûr de légitimer le travail de l'artiste en inscrivant les prémices de sa création originale dans la tradition des maîtres qu'il a reproduits. Avant de dire son admiration pour les vues de Paris elles-mêmes, il décrit donc en connaisseur quelques-unes des planches de reproduction de Brouet, qu'il a, dit-il, sous les yeux en écrivant : après les pélerins d'Emmaüs, d'après Rembrandt, les trois eaux-fortes d'après Turner, gravées en collaboration avec Richard Ranft. Celle d'Ulysse, reproduite ci-contre, voici comment Geffroy la décrit :

Au pied de la montagne où gesticule Polyphème, le navire qui porte le héros prudent et subtil s'éloigne, toutes voiles dehors, les pavillons flottant aux voiles, les rames battant l'eau en cadence, pendant que le soleil se montre et jaillit, change le ciel sombre en ondes de soufre.

Enfin, ce sont les deux eaux-fortes d'après Corot, également éditées par Pierrefort[5].

L'année 1902 est donc un repère pour suivre le développement de la carrière de Brouet graveur de reproduction. A part les œuvres, peu de d'informations subsistent qui nous permettraient de mieux appréhender ses activités postérieures à cette date. Cependant, à voir les toiles qu'il a reproduites, on le devine se faisant un nom dans cette spécialité. Après les œuvres très classiques mentionnées par Geffroy, on découvre sa reproduction de la Mère de Whistler en 1906, puis bien d'autres encore, assez diverses, et jusqu'aux reproductions signées d'après des contemporains en vogue comme Deutsch et Woog, pour atteindre enfin le point d'orgue du catalogue de Diétrich de 1911, dans lequel on découvre une dizaine de reproductions signées Brouet. Carrière notable, qui trouvera son terme pendant la Grande Guerre, l'estampe de reproduction ayant définitivement disparu avec elle.

Notes:

[1] Cet article nous livre nombre de détails originaux sur la carrière de Brouet. Il serait intéressant de savoir pourquoi Clément-Janin a pu être aussi remarquablement bien informé...

[2] voir Jean Heubert, Gravure et Lithographie, juin 1914, p. 196, et J.-R. Thomé, Atalante, Revue d'Art et de Culture n°2, Janvier 1942.

[3] Ces deux artistes, pour ainsi dire parfaitement inconnus, feront l'objet d'un billet à venir.

[4] Clément-Janin précise que Brouet vécut à Saint-Germain [en Laye] dans la maison de Maurice Denis, assertion qu'il n'a pas été possible de vérifier.

[5] Elles furent déclarés au dépôt légal en 1903 [mentionnés par Cate-Grivel]