Deuxième partie

Car la Société Le Cornet, par l'esprit qui y règne[1], paraît tant ressembler à notre éditeur qu'elle vaut bien qu'on en parle ! Fondée par Courteline  et trois amis au retour de l'enterrement d'un camarade, la goguette se donne comme vocation d'organiser de fréquents dîners[3] où l'on rivalise de drôlerie, d'humour et d'agilité d'esprit, pour le plus grand amusement des camarades. Les dessinateurs et peintres donnent des illustrations pour les menus des dîners, ou bien imaginent pour le bulletin de spirituelles caricatures de leurs camarades. Quelques auteurs en verve brosseront les comptes-rendus de ces charmantes réunions dans la gazette de la société, tandis que poètes, hommes de théâtre ou lettrés, professionnels ou amateurs, déclameront des vers de leur composition. L'organisation des divertissements de cette joyeuse cohorte demande un certain soin, et c'est le rôle du président, régulièrement tiré au sort - aux dés, d'où le nom de la société.

Menu du Cornet, mars 1929
Menu du Cornet, mars 1929, par Georges Villa. D'après le site Parisian Art Discovery.

Ces dîners sont le règne d'un certain intellectualisme bourgeois. Outres des artistes arrivés, les membres sont médecins, commissaires de police[2] ,... dont beaucoup sont des artistes amateurs. Les poètes et chansonniers du Cornet ne se fendent pas de recherches modernistes, et la forme classique est aussi privilégiée pour le dessin, qui restera longtemps dans la veine de l'humoriste début-de-siècle. Mais rien de politique n'émerge dans cette société-là. C'est la femme qui concentre l'attention un peu voyeuse de nos membres, tous masculins. Car c'est peu dire que le société ne respire pas le féminisme. Nonobstant les œuvres graphiques ou poétique, peu ambigües, voire carrément pâteuse, la présence des épouses aux dîners finit par être admise, mais seulement assez tard dans le siècle, et de façon intermittente. Concernant la participation des strip-teaseuses, cependant, les règles étaient toutes autres... Au delà de la légitime, c'est un autre aspect de la femme que cultivent les membres du Cornet, bien et souvent évoqué par les illustrations qui fleurirent dans les années 20 et 30 en frontispice des menus. Mais nos modernes Gavarni auront détroussé la grisette de cette candeur qui lui tenait lieu de grâce : l'illustration jointe, l'une des plus montrables, en témoigne éloquemment ... Etat d'esprit qu'il est utile de se remémorer pour mieux percevoir certaines finesses de notre société actuelles et la permanence de certains combats...

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Lev Tchistovsky - vers 1930 ? - nu féminin - d'une paire.

Poète ronflant, dramaturge prolifique quoiqu'amateur, et par profession éditeur d’œuvres d'art d'un prix modéré mais de facture solide, partout irrémédiablement classique dans ses choix, pour ne pas dire conformiste, Octave Bernard est parfaitement au diapason de l'institution du Cornet. L'accord est même poussé un peu plus loin... Y avait-il un salon particulier au 14 rue Richelieu ? Car au delà des marines de Lafitte et des enfants sages de Charlet, d'autres estampes sont publiées par notre chevalier de la légion d'honneur, qui n'auraient pas déparé à un dîner du Cornet. Et l'"extase mystique" de notre homme[5] semble plus que jamais proche de celle qu'évoque le président de Brosses lorgnant la Sainte-Thérèse du Bernin... Cette représentation, par exemple, d'une brune créature dénudée, mollement allongée dans un abandon lascif, porte, en haut à droite, l'inscription - un peu narcissique - "Octave Bernard, directeur de l’Estampe Moderne, 14 rue de Richelieu, Paris", outre la signature de l'artiste, Lev Tchistovsky dont les oeuvres d'un érotisme trouble, presque morbide, semblent rencontrer un succès certain. En tout cas, voici un traitement du sujet qui revigore, après les belles langoureusement affalées dans les frou-frou pastels d'Antoine Calbet (1860-1942), qui, arborant la même marque fièrement affichée d'Octave Bernard - directeur - et tirée également à 350, semblent avoir été éditées à la même époque.

C'est d'ailleurs dans un bulletin du Cornet[6] que nous apprenons, en 1934, qu'Octave Bernard est devenu directeur propriétaire de la firme dont il était jusqu'ici directeur administrateur, cette société de l'Estampe Moderne qui, en fait de modernité, s'était faite doubler en trombe, et tant par la droite que par la gauche, au cours des vingt dernières années. Mais, reflet de sa peu commune "force de caractère", rien n'arrêtera la ténacité promotionnelle d'Octave Bernard puisqu'encore en mars 1953, allant vers ses 84 ans, relevant d'une opération récente, il n'oublie pas de suggérer qu'on indique dans l'annuaire de l'ordre de la Légion d'Honneur[4] qu'il se fera volontiers le "fournisseur éventuel de ses éditions artistiques et de ses livres de luxe illustrés". Quelle santé !

Notes:

[1] voir par exemple ce site.

[2] voir par exemple l'assistance de ce dîner.

[3] pour plus de détails, on consultera cet article de 1934.

[4] dans un post-scriptum au récépissé de paiement des frais d'officier de la Légion d'Honneur.

[5] voir notre précédent billet.

[6] bulletin daté avril 1934.