Dans Le Journal du 19 mai 1943 on lit :
Nice - la vente de la collection d'un amateur dans le Hall du Savoy, dirigée par M° Terris, assisté de M. Martini, expert, a produit de brillantes enchères : tête de Saint Jean-Baptiste, terre cuite originale, par Rodin, 118.000 fr. ; les dessins de Bottini ont fait de 16.000 à 29.000 francs ; les aquarelles de Jongkind, de 12.500 à 44.000 fr. ; une toile de Lebasque, 39.000 fr. ; une aquarelle de Rouault, 25.200 francs ; les œuvres de Geo Page se sont également bien vendues.
La tête de Saint-Jean Baptiste : si l'on devine sans peine que cette pièce fut le sommet de la vente, le catalogue nous dévoile par ailleurs une collection assez originale de toiles modernes, pour la plupart de bonne tenue. Et parmi un large ensemble, on remarque un grand nombre de dessins signés Brouet, accompagnés d'un choix de premier ordre de ses eaux-fortes : en tout plusieurs dizaines d'épreuves. Parmi ces dessins, un autoportrait daté 1915, reproduit en frontispice du catalogue, attire l'attention : il est dédicacé à mon vieil ami Grignard
. Car cet amateur que mentionne Le Journal, c'est bien lui : pour preuve, on retrouve sous les n° 105 et 106, la Belle Heaulmière et l'Epave, qu'il avait acquises pendant la première guerre mondiale[1] . Et c'est ainsi que cet amateur d'art inconnu, premier catalographe de Brouet, se rappelle une nouvelle fois à notre empathique souvenir.
Georges Grignard, c'est cet homme moderne, éduqué à New York, naturalisé américain[2] -- et qui l'affiche : à son mariage, dans ses écrits, ce qui lui vaut d'être pris avec quelque hauteur par des correspondants à l'esprit un peu trop étroitement patriotique[3] ... - excellent connaisseur de la langue anglaise, donc, industriel (ou négociant ?) représentant en France les intérêts d'un grand manufacturier de tissus anglais. C'est aussi un adepte des techniques les plus novatrices comme... le vélo -- il est des premiers à s'adonner à cette pratique audacieuse, pour ne pas dire casse-cou, puisqu'on le compte au rang des velocemen dès 1893[4] -- et... la photographie en 1900[5] .
Au delà de la technique, Grignard sait aussi faire montre d'idées sociales avancées. Il est philanthrope, comme en témoignent ses commentaires sur le repos hebdomadaire, et les encouragements qu'il prodiguait aux jeunes gens. On l'a vu avec les retoucheurs pour la photographie, dans une lettre, et de façon suivie avec Brouet, qu'il voulait faire percer
. Etait-ce d'ailleurs pousser la logique jusqu'au bout que de se désintéresser de l'artiste, une fois le renom venu ? Car on se souvient que dans les années 20, il avait vendu sa collection de gravures, puis certains de ses dessins[6] . On voit ici qu'il en avait gardé quelques-uns, tout de même...
Mais revenons-en aux Beaux-Arts... Si l'on ne sait quand vint sourdre la passion, et sous quelle impulsion, on peut penser que c'est chez lui une affaire tardive. Quand en 1917, il écrit à Le Garrec qu'il en "pince toujours pour l'art"[10] , il semble presque s'en étonner, et quand il avoue en "découvr[ir] les dessous du commerce", c'est pour ajouter : "ce n'est pas propre" ! Remarque qui ne semble pas en dénoter une bien grande expérience...
En fait, la première trace de la quête esthétique de Grignard est la mention, dans un courrier à Sagot daté du 23 Novembre 1905[10], du pont de Heidelberg, une oeuvre de (ou d'après ?) Balestrieri, ainsi que d'épreuves de Waidman - un habitué des cimaises de la galerie Georges Petit - Silhouette Bretonne et de Louis Dauphin, Quai de Toulon. Ces deux dernières œuvres figurèrent d'ailleurs au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts en 1906. Faut-il donc dater les débuts du collectionneur d'art de 1905 environ, alors qu'il est âgé de près de cinquante ans ? Quelques mois plus tard se tient la grande exposition personnelle de Sorolla à la même galerie Georges Petit, un succès retentissant qui contribua très largement à la consécration du peintre. Grignard y est, qui s'offre une petite toile[11] , une vue de la Côte d'Azur de vingt centimètres de côté, qu'il conservera toute sa vie[12] .
Plus largement, c'est l'ensemble de sa collection qui témoigne de la constance de son attachement à la galerie Georges Petit et à un de ses avatars de l'entre-deux-guerres, la galerie de l'Estampe Moderne. En effet, outre ces premiers achats, il collectionnera avec constance les artistes réguliers de la galerie. C'est ainsi que l'on trouve dans sa vente plusieurs huiles, pastels et estampes de Franz Charlet et de Ferdinand Luigini, deux peintres qui non seulement contribuèrent abondamment aux catalogues de l'Estampe Moderne, mais figurèrent également parmi ses sociétaires, et en furent même chacun un temps président[13] !
Cette galerie, comme on le sait, était dirigée par Octave Bernard dont l'action énergique au service de l'estampe en couleur lui valut l'amitié de Grignard. Celui-ci assista par exemple au - désormais fameux - banquet de 1926 qui célébra la réception du marchand dans l'ordre de la Légion d'Honneur[14] . Il marqua son soutien appuyé à la galerie jusqu'en 1930 au moins, achetant plusieurs de ces ouvrages illustrés[15] dont on sait qu'Octave Bernard assurait la promotion avec le plus grand zèle. Grignard choisissait généralement des exemplaires sur grand papier - avec une affection toute particulière pour le n°1 ! Détail curieux, il possédait deux exemplaires du Florilège des Lyriques Latins, ouvrage léger dont le choix, la traduction, les ornements et les illustrations avaient tous pour auteur André Lambert ! Or -- était ce un reste de l'éducation somme toute classique qu'il avait reçue au collège Saint-John de New-York ? -- Grignard était un bon connaisseur des langues mortes : en témoignent les développements érudits par lesquels il prit position dans la querelle étymologique qui opposa longtemps les timbrologues et des philatèles ! On ne peut donc affirmer si dans cet ouvrage, ce qui attira le plus son regard fut l'illustration ou le texte...
Dans une veine un peu différente, sa collection est aussi remarquable par le grand nombre de dessins aquarellés de Georges Bottini, peintre montmartrois qui fut, jusqu'à sa disparition prématurée en 1907, un ami intime de Gaston de Pawlowski. Ce journaliste et homme de lettre très créatif porta un temps quelqu'attention à Brouet (nous écrirons bientôt (!) une notice à ce sujet) et Brouet fit plusieurs fois son portrait à l'eau-forte[16] . Mais ce que nous notons ici, c'est que la collection de Pawlowski[17] , comme celle de Grignard, rapproche dessins de Bottini et estampes de Brouet. Comment comprendre ce qu'on peut voir comme une communauté de perception ? Les deux oeuvres s'enracinent dans le quotidien du quartier (montmartrois bien sûr...) quoique Bottini ait élargi son champ de vision au delà de la vie populaire et se soit attaché à représenter aussi des catégories plus relevées de la société, et tout particulièrement l'élégance familière de la demi-mondaine. Il pratiquait un dessin au moins aussi lâché que celui de Brouet, mais le mettait au service d'une fantaisie pratique alimentée par des exubérances de coloriste rares. Chez Bottini, la plus petite scène du quotidien prend des tours de narration de vaudeville interrompue, d'instantané saisi au coeur d'une fable. Quand l’œuvre de Brouet, ancré dans un présent populaire, est gravé avec la sincérité de l'expérience quotidienne, Bottini claque sur les mêmes scènes des dessins d'une grâce enfantine et les enlumine de coloris de fauves. Le double exemple de Grignard et de Pawlowski nous incite ainsi à voir Brouet et Bottini comme deux faces d'une même sensibilité.
Mais peut-être peut on pénétrer encore plus sûrement les goûts de Grignard en s'intéressant à d'autres sculptures de sa collection. Passons sur cette fonte des Deux Enfants, de Rodin, et arrêtons-nous plutôt sur deux œuvres de Medardo Rosso : l'Enfant Juif, un bronze fondu par l'artiste lui-même, que Grignard lui acheta en main propre en 1920 ; et l'Enfant Malade, une cire qui lui fut offerte en 1928 par le fils de l'artiste. On notera aussi une étonnante œuvre tardive de Paul François Berthoud, un masque en terre cuite teinte et rehaussée d'or, sculpture qui possède quelque similitude avec le masque conservé au Musée d'Orsay. Ces trois têtes partagent des traits communs : laissées intentionnellement inachevées, manière qui ouvre à des recherches de segmentation, comme chez Berthoud, et confère ainsi à l’œuvre un caractère multiple, une nuance d'interrogation ; une dynamique du modelage visant à une contexture faussement aléatoire. La douceur irénique des visages animés par ces surfaces frémissantes traduisent peut-être mieux la sensibilité de Grignard que la robustesse antique des corps et le masque héroïque des têtes pétris par les mains de Rodin.
Peut-être doit-on voir là dans l'esprit du collectionneur une affinité psychologique avec le graphisme des eaux-fortes de Brouet, leur modelé lumineux, les formes incertaines des humains qui les habitent, les traits évasifs, les regards détournés, hors de tout destin. Cette rêverie de l'instant sied particulièrement aux petites scènes enfantines qui animent le premier plan de certaines des meilleures pièces.
Il faudrait relever encore bien des noms pour rendre complètement justice à la sureté de goût de Grignard collectionneur d'art. Certains sont bien connus, aux rangs desquels Jongkind, Lebasque, Rouault ; d'autres le sont moins, comme Paul Baignères, l'ami d'Edmond Evenpoel, Gaston Cirmeuse, Emilie Charmy, Edmond Heuzé, A. Léon Gard et bien d'autres... quelques-uns enfin semblent désormais oubliés, tel ce Geo Page, artiste semble-t-il disparu des radars mais dont la vente proposait un très large ensemble d’œuvres. Et bien sûr, ce catalogue n'établit pas la liste complète des œuvres d'art que Grignard a pu détenir ! Mais on peut imaginer que pour une bonne part -- Geo Page était-il un dernier coup de coeur ? -- cette collection est le résultat de la lente distillation de ses pièces favorites.
Georges Grignard est donc, comme on le voit, amateur d'un art figuratif de forme moderne, expressif et spontané, libre de tout académisme. Mais, peut-être parce qu'il est arrivé à l'art sur le tard, il reste ancré dans le XIXème, et n'a pas franchi le pas des révolutions esthétiques de son temps : il appartient bien à cette mouvance néonaturaliste moderne et sociale que forment les héritiers littéraires de Goncourt, au premier rang desquels on trouve Gustave Geffroy et Lucien Descaves. Fidèle de la galerie Georges Petit, puis de l'Estampe Moderne, on retrouve donc assez naturellement Grignard dans le catalogue de l'oeuvre gravé de Raffaëlli par Delteil, où son nom figure parmi ceux d'autres collectionneurs de ce cercle : Geffroy, Eugène Descaves (le commissaire, frère de Lucien), Clémenceau, mais aussi Mellerio et Astre, que nous avons déjà rencontrés ; néonaturalistes qui furent le bras armé de l'entreprise de promotion menée après la Grande Guerre par quelques marchands pour faire émerger Brouet, ce que nous essayerons d'analyser dans un prochain billet.
Notes:
[1] selon sa lettre d'alors à Le Garrec du 29 nov. 1917 (INHA, archives Sagot, Grafton) :
J'ai aussi acquis Celle qui fut la Belle Heaulmière et L'Epave de Rodin en bronze et une douzaine de toiles de jeunes fort intéressantes. Vous voyez que j'en pince toujours pour l'art.
[2] voir un précédent billet : Georges Grignard, industriel
.
[3] voir le Postillon du 10 février 1912.
[4] voir la Revue philatélique française de décembre 1893.
[5] voir la Revue mensuelle du Touring-club de France du 15 février 1900.
[6] il vendit sa collection à Wiggins dans les année 20, grâce à l'entremise d'Heintzelman. Certains dessins apparurent dans une vente aux enchères à Paris le 20 avril 1929.
[7] probablement supplanté par celui de Boutitie, paru en 1923 : Grignard avait alors fait don de ce précieux travail à l'acheteur de sa collection d'estampe.
[8] on trouvera par example dans La Nature, 1891, p. 83 et p. 122 un long article sur les timbres et les façons de les collectionner.
[9] c'est ainsi qu'on appelait alors les adeptes de la... timbrologie !
[10] INHA, archives Sagot, Grafton.
[11] voir V. Gerard-Powell, Sorolla et le marché de l'art parisien : l'exposition particulière de la Galerie Georges Petit (1906) in Blanca Pons Sorolla and María López Fernández ed., Sorolla, un peintre espagnol à Paris, Musée des Impressionismes , Giverny, El Viso, 2016.
[12] elle figure au catalogue de sa vente sous le n° 75.
[13] INHA, archives Sagot, Octave Bernard.
[14] Paris Midi, 7 juillet 1926.
[15] voir le catalogue de sa vente.
une réaction
1 De Greg - 12/11/2021, 1h30
Dear Sir,
I came accross your fascinating article while trying to find out the fist name of the collector Grignard. I am researching the provenance of a particular drawing (not by Brouet) sold during the 20.04.29 auction, and the traces led me to Mr Grignard. Can you please tell me if there are any records/catalogues of his drawings collection (before the 1929 auction)? I would be grateful for your help.
Sincerely,
G.