L'estampe, le délassement du travailleur industriel

Ex-libris Lotz-Brissonneau/Lepère
Ex-libris d'Alphonse Lotz-Brissonneau par Auguste Lepère (L.-B. 111)

Nous avons déjà évoqué ici brièvement les amateurs d'estampe. Avec Prouté, nous avons côtoyé le rentier, le médecin, le professeur de droit, le magistrat... et négligé beaucoup d'autres. Jean Borderel nous donne l'occasion de rouvrir le grand répertoire des amateurs d'estampe à la page des homme de l'art... industriel. Le genre est intéressant : il s'épanouit sous une IIIe République marquée par une irrépressible ébullition entrepreneuriale et de larges errements esthétiques. Parmi ses représentants, nous avons déjà fait connaissance avec Georges Grignard, homme d'affaire, agent en France de la société britannique Grafton, qui fabrique des indiennes, et aussi collectionneur. Nous avons également suivi la carrière de Gaston Boutitie, ingénieur de l'Ecole centrale qui s'intéressa à l'automobile et à l'éclairage au gaz avant de se consacrer à l'édition d'art. Nous avons également mentionné Albert Bonabeau (1873-1972), entrepreneur de travaux publics (avec une spécialité de travaux maritimes) et peintre et sculpteur amateur à ses heures : le catalogue Boutitie lui doit beaucoup et nous lui consacrerons "bientôt" la note approfondie qu'il mérite. Emblématique du genre, Alphonse Lotz-Brissoneau (1840-1921), patron d'industrie mécanique et grand amateur de gravure, tout particulièrement nantaise. Egalement catalographe, tout comme Grignard et Boutitie, il fut un thuriféraire de Lepère, qui grava pour lui un ex-libris (Lotz-Brissoneau n° 111) représentant "la Gravure, le Livre et les Arts intéressant et reposant le travailleur industriel". Un programme iconographie prometteur, ici traité de façon très classique puisqu'on y distingue "à gauche une femme assise, vue de dos, l’épaule découverte, la main droite appuyée sur un carton entr’ouvert, [qui] tient un livre de la main gauche ; à droite, un homme nu accroupi masque une roue dentée ; son regard se dirige sur le livre que tient la femme. Au fond, des cheminées d’usines." Poussin n'aurait pas mieux fait. Après tout, l'ex-libris est un ornement intime, et on admettra volontiers une certaine candeur dans l'allégorie... Bref, avec Bonabeau et Lotz-Brissoneau, on voit que les patrons d'industrie ce sont pas en reste : Jean Borderel est un des leurs.

Le gendre idéal

En 1865, Antoine Borderel, charpentier, décède à Argenteuil à l'âge de 35 ans, laissant derrière lui quatre enfants et une veuve. Fort heureusement, celle-ci sut faire face à l'adversité : elle s'établit marchande de nouveautés[1], réussit à marier assez bien ses deux filles et plaça ses deux fils, il est vrai vifs et industrieux, chez des artisans des environs. Ernest, le cadet, d'apprenti serrurier parviendra assez vite à la tête de son entreprise et saura lui donner une enviable réputation parmi les ferronneries d'art parisiennes en s'assurant les services de collaborateurs de premier plan, d'abord Emile Robert au tournant du siècle, puis Raymond Subes dans l'entre-deux-guerres. Quant à Jean, l'aîné, il suit la tradition familiale et entre au service d'un certain François Bernard, entrepreneur en charpente. Moins de lustre ici, quoique la maison ait bénéficié en 1878 d'un brutal coup de publicité, à la suite d'une des premières catastrophes industrielles parisiennes. En effet, le 14 mai, au 22 de la rue Béranger, une explosion souffle l'immeuble : c'était un commerce en gros de... jouets d'enfant qui possédait un stock considérable d'amorces en chlorate de potassium. Appelé de toute urgence par la préfecture, François Bernard assure alors l'étayage des immeubles attenants : sa diligence lui valut les éloges du préfet et la légion d'honneur.
Son établissement était situé à l'extrémité de la rue de Clignancourt, au n° 135, dans ce quartier populaire[2] qui s'étend de Montmartre aux fortifications, accoté à la voie ferrée du Nord. L'époque était favorable aux métiers de la construction : Paris est en pleine fièvre ! On rénove les quartiers centraux tout en conquérant les espaces périphériques. On construit force hôtels particuliers, immeubles de rapport ou bâtiments publics, on restaure et orne les édifices anciens, le tout pour le plus grand profit des entreprises du bâtiment. Dans cette atmosphère de prospérité, le jeune Borderel, d'une intelligence et d'une activité peu communes, sait s'attirer les bonnes grâces du patron, qui lui donne sa fille, Adèle, en 1879, avant de lui confier les rênes de son établissement en 1882[3] .

Le charpentier et l'entrepreneur

plancher_Borderel
Dépliant pour les planchers Jean Borderel, vers 1900 (?).

Que fait un charpentier-entrepreneur parisien à la fin du XIXe siècle ? On trouve de tout dans son carnet de commande, de la charpente de l'hôtel particulier de Mme Montero de Arguelle au 5 de l'avenue Hoche à la construction de pavillons légers, démontables et transportables, avec abri pour automobile, voiture ou chevaux, pour les besoins de l'empire colonial français, en passant par l'occasionnelle intervention de réfection sur la Gare du Nord. Mais les métiers de la charpente ne sont pas que bâtisseurs. Remédier aux inévitables désordres, parfois dramatiques, qui ne manquent pas d'advenir — affaissements, effondrements rapportés avec gourmandise par la presse populaire, surtout quand il y a des victimes — requiert aussi les services des hommes de l'art. Et les autorités semblent bien connaître Borderel et faire volontiers appel à lui pour des accidents de toute nature qui nécessiteraient soudain levage, étayage ou soutainement. Et ils sont fréquents : des immeubles parfois s'effondrent sans prévenir ; et Montmartre tout entier est bâti sur des carrières... Quand ce n'est pas la fatalité, c'est l'intention dolosive : au début des années 1890, des pétards en tout genre continuent d'apporter au charpentier quelques affaires retentissantes : on est en pleine vague d'attentats anarchistes... Et c'est Borderel qui, en 1892 rue de Clichy, déblayera l'immeuble du substitut Bulot soufflé par la bombe de Ravachol et en étayera les maisons voisines ; et à nouveau quelques mois plus tard, après l'attentat de la rue des Bons-Enfants perpétré par Emile Henry...
Mais si dans les pas de Borderel, le bâti de Paris semble assez précaire, ce sont bien ses activités de constructeur qui trouveront leur consécration lors de l'exposition universelle de 1900 où il apparaît sur tous les fronts. Il sera bien sûr exposant dans la section "Charpente", mais il recevra également la commande de deux pavillons pour l'esplanade du Champ de Mars, ainsi que la passerelle de circulation piétonne d'Antin, terminée dans la hâte, sur réquisition, la veille de l'inauguration. Il est vrai que l'avancement des travaux avait été ralenti par une grève des ouvriers charpentiers, en janvier. Et c'est bien sûr Borderel qui négociera une fin rapide à cette grève, intervention qui illustre une autre facette de sa personnalité : la patron à fibre sociale[4] . Bref, en 1900, Borderel triomphe et son activité bouillonnante lui vaudra bientôt la légion d'honneur.
On voit aussi au tournant du siècle ses champs d'action s'étendre : les établissements Borderel se divisent et se multiplient. La charpente en bois est dangereusement concurrencée par le métal ? Qu'importe ! C'est lui qui construira l'ossature métallique de (l'infortuné) casino de Trouville, dont il sera d'ailleurs aussi le promoteur[5] . Il pressent un resserrement du marché de la charpente ? Il ajoute à son offre les parquets — la concurrence de l'acier y est d'ailleurs moins à craindre... Les lames de chêne viennent de la forêt de Marchenoir où un chantier d'exploitation s'est installé à la lisière d'une chênaie. Vers 1910, cette branche de l'entreprise est si prospère et qu'elle se transporte rue Letort où s'ouvre une succursale[6] .

Six_roues_Borderel
Carte postale publicitaire illustrée par Louis Morin pour l'automobile à six roues Jean Borderel, vers 1908.

Dans les nouveaux marchés, où s'arrêter ? Le XIXe siècle est une période baroque où la technique et l'économie se développement dans un esprit très libéral : le registre des possibles paraît s'étendre à l'infini, sans limites ni dans les esprits ni dans les lois ni dans les moeurs. Un les expérimentations les plus débridées se répandent sans grand frein et à côté des artisans établis et des industriels en pleine gloire, les Bouvard et Pécuchet de la technologie, avançant en rangs serrés, courrent après la trouvaille lucrative qu'ils s'efforcent de placer auprès du public à grand renfort de publicité souvent tapageuses. Outrepassant la simple évolution technologique, même rapide, d'un métier il est vrai assez traditionnel, le charpentier Borderel va adhérer très largement à l'esprit de son temps.
Il produit brièvement, vers 1908, un poële à gaz en fonte (breveté en France et aux Etats-Unis). Le poële Borderel, "élégant et hygiénique"[7] assure une parfaite combustion du carburant et supprime tout risque de dégagement de monoxyde de carbone. Ornés de motifs plus ou moins colorés en émail, on peut encore en trouver quelques exemplaires sur le Bon Coin (mais seulement pour la décoration, nous précise-t-on) au prix modique de 60 € (prix neuf : 33 francs il y a un siècle). Pourquoi s'est-il intéressé aux poëles ? Mystère. Mais surtout, Borderel va, comme beaucoup, cèder devant les séductions de l'automobile. Il développe avec l'entreprise Cail, fabricant de matériel ferroviaire à Denain, un véhicule à... six roues, avec deux essieux directeurs, l'un à l'avant, l'autre à l'arrière ! Cette particularité est-elle héritée du wagon ou de la charpente ? En tout cas, tout celà est affaire de chassis et on espère qu'ainsi le véhicule, stabilisé par un système de balancier, permettra "la réalisation de cet idéal qu'est la suppression du pneumatique". Se contentant de bandages pleins, il sera plus simple à fabriquer et à entretenir. Ainsi, pendant ces quelques années, on voit Borderel arpenter le Salon de l'Automobile et faire la promotion de son invention, fabriquée à Suresne. Ainsi dans ce numéro de l'Auto-Vélo, à la question "Convient-il d'avoir un Salon de l'Auto annuel ?" il répond après le président de l'ACF, le marquis de Dion, que... il faut voir ! On notera aussi en pied de page, un intrigant concours de... pannes (ou plutôt de réparation)[8] . Entrefilet prémonitoire ? En tout cas, peut-être trop en avance sur son temps, la Borderel à 6 roues ne semble pas trouver son marché et disparaît assez vite. D'ailleurs le pneumatique a plutôt prospéré. Et si on trouve le nom de Borderel sur la liste des engagés pour la course du Circuit européen (endurance) en 1900 et 1906, on n'a pas de détails sur sa partipation aux épreuves[9] . Dès lors, de la passade de Borderel pour l'automobile ne subsistera que le "garage modèle" qui, situé "au milieu du quartier des automobiles" (plus précisément au 46 rue Saint-Ferdinand, soit immédiatement voisin de... G. Grignard), propose toutes réparations d'automobiles pour des prix raisonnables[10] .

Le patron

Si à titre privé Borderel est un philanthrope, il fait également preuve d'une conscience aigüe de la responsabilité sociale des entreprises dont il sera sa vie durant un inlassable promoteur. Apôtre engagé, il présida avec autorité, pendant plusieurs décennies, le Groupe des Chambres Syndicales du Bâtiment et participa aussi de manière très active à la Commission permanente du Conseil supérieur du Travail, puis se fera élire en 1919 à la Chambre de Commerce. Partout il défend des vues progressistes visant à améliorer les conditions d'existence des ouvriers. Il est un ardent partisan de l'apprentissage, la formation professionnelle, l'assurance et les retraites. Prônant des approches de bon sens, il recherche avec constance l'intérêt mutuel bien compris et la négociation[11] . L'échange qui suit[12] , à l'occasion de la fête annuelle des Chambres Syndicales du Bâtiment, qui se tint à la Sorbonne, donnera un aperçu de ses principes et de ses positions :


"M. le président Borderel. dans un discours très applaudi, a fait l’énumération des diverses oeuvres créées par le groupe pour aider au mieux-être des ouvriers et récompenser ceux qui par leur zèle, leur probité, se sont particulièrement distingués, qu'on honore aujourd’hui et qui servent d’exemple aux bons travailleurs sachant résister aux théories révolutionnaires. M. Métin, [le ministre du Travail et de la Prévoyance sociale, qui préside la cérémonie,] prend ensuite la parole. [...]

Vos paroles évoquaient dans mon esprit ces mots d’un grand industriel de Mulhouse : « Le patron n’a pas donné tout ce qu’il doit à l’ouvrier lorsqu’il a payé le salaire. » Si le précurseur auquel je faisais allusion pensait surtout à la bienfaisance individuelle, votre président va plus loin avec toute son époque. Au nom de votre groupement, il affirme le devoir pour le gouvernement de la République d’assurer à chaque travailleur l’assurance, l'encouragement à la prévoyance sous une forme qui ne laisserait rien à l’arbitraire... Il ne s’agit point ici simplement de l'obéissance que tout citoyen doit aux lois, mais d’une adhésion à leur principe. Parmi les nombreuses institutions corporatives décrites par M. Borderel, il en est une à laquelle il convient de donner le plus tôt possible la même vie qu’aux autres : c’est la caisse syndicale dont la constitution est annoncée pour l’application franche et loyale de la loi des retraites ouvrières, suivant l’expression de M. Borderel. Intéresser les organisations professionnelles aussi bien que la mutualité à l’administration de leurs propres affaires, c’est contribuer a l’éducation de la démocratie.
Prenant [pré]texte du cadre artistique et littéraire dans lequel se déroule la fête, M. Métin conclut en montrant que « la République honore également toutes les formes du travail et qu’en s’attachant à une nécessaire et indispensable amélioration matérielle elle prépare l’élévation intellectuelle et morale de tous les citoyens. »


On note aussi que Borderel, homme de terrain résolument pragmatique, recherchait semble-t-il également une certaine profondeur d'analyse : en témoigne son adhésion à la société internationale de Sciences Sociales, que l'on mettra en parallèle de son abonnement au Gaulois : le quotidien d'Arthur Meyer, assez à droite, était peu enclun à chasser sur les terres de Jaurès... Pourtant, lors des grêves de 1908 en faveur de la journée de 9h, l'attitude de Borderel — il impose la journée de 8 heures à ses ouvriers qui en restent tout interdits — lui vaut les louanges de l'Humanité ! Louanges conditionnelles néanmoins, le journal redoutant "un piège". C'est donc avec une exagération finalement somme toute modérée que Lamathière, dans son Panthéon de la Légion d'Honneur, put célèbrer en Borderel une "vie consacrée au travail et à la philanthropie"[13] .

La vie bourgeoise

Villers_sur_Mer_Borderel
Vue de la plage de Villers-sur-Mer, vers 1900. On aperçoit le pignon de la villa Myosotis, la villégiature d'été de M. et Mme Borderel, à l'arrière plan, juste derrière l'homme à la canne, à la hauteur de son canotier (vers 1905 ?).

Le succès professionnel de Borderel se traduit par une élévation sensible de train de vie. Est-ce une marque d'évolution sociale ? A partir de 1892 et pendant une dizaine d'années, les Borderel sont pris de passion pour le sport, alors un passe-temps pour riches[14] . Et si l'on considère la hiérarchie des sports au tournant du siècle, juste en dessous des sports équestres vient l'escrime, passion familiale des Borderel. Ils pratiquent avec assiduité à la salle Leconte-Cherbouquet, 81 rue Saint-Lazare, mais aussi dans de multiples rencontres que l'on pourrait presque qualifier de mondaines - poule à l'épée l'après-midi dans leur jardin, assaut à la salle du Figaro,... - puisque rapportées dans les feuilles spécialisées en des alinea fleuris[15] . D'ailleurs, un ouvrage consacré aux salles d'armes parisienne[16] nous propose les portraits sommaires, mais vraisemblables, des trois Borderel :

  • Borderel, Jean. — Gaucher difficile, tireur de tempérament qui bondit, marche, court et touche.
  • Borderel, Ernest. — Frère du précédent, moins fort, mais plus académique, plus tenu.
  • Borderel, Albert (Fils de Jean). — A peu d'armes, mais plein de volonté, adroit, audacieux dans ses attaques; un peu plus de travail, gare les lames et gare les vestes.
On remarque également à la salle d'arme une élite variée de banquiers, artistes, hommes de loi ou hommes de sciences en vue et encore, pour le decorum, quelques nobles d'origine étrangère. Extraits choisis :
  • Daudin Henri. — Tireur de bons moyens, appliqué, donnera des résultats. Esthète es armes et peintre de talent [1864 - 1917].
  • Dilke, Sir Charles[17] . — de toute première force au fleuret et à l'épée, ne traverse jamais le détroit sans venir croiser la lame, en casser au besoin un nombre dont tressaillent les novices.
  • Falize, André[18] . — Jeu délicat, fin, serré, uni, fait très bien ; et Falize, Jean. — Frère du précédent, fera un gaucher puissant et dangereux.
  • Fumouze, père[19] . — Tireur posé, belles passes, phrasant classiquement, chaudement ; Fumouze, Marcel. — Fils du précédent, difficile, très difficile à l'épée ; et Fumouze, Paul. — Frère du précédent, bonne main, donne déjà d'excellents résultats ; quelques efforts encore, et la lutte publique est au bout.
  • Gallimard, Gaston[20] . — Bonne vitesse, du goût, de la main et de l'entrain ; et Gallimard, Raymond. — Frère du précédent, passionné pour les armes, s'obstine à bien faire, s'applique à prouver qu'on peut progresser en peu de temps.
  • Robert, Henri[21] . — Je ne dirai point que cette illustration du Barreau manie aussi bien l'épée que la parole et qu'il soit aussi habile à la salle d'armes qu'à la Cour d'Assises; je dirai simplement que ce vaillant et si sympathique avocat est d'une très belle force à l'épée et que les quelques courts instants qu'il peut passer à l'escrime y sont employés en vue du progrès qui s'accentue à chaque nouvelle séance.
  • Rothschild, Baron Edmond de[22] . — Fort tireur d'épée qu'il pratique avec passion ; Rothschild, James-Armand. — Fils du précédent, a laissé le fleuret pour se consacrer absolument à l'étude de l'épée qu'il manie avec beaucoup d'autorité ; et Rothschild, Maurice. — Frère du précédent, mordant, actif, nerveux, fait réellement fort et prend chaque jour un peu de l'acquis de ses professeurs.
et encore bien d'autres...

La situation personnelle de Borderel est même chaque jour plus florissante ! Vers 1900 il achète une parcelle et y fait bâtir un immeuble. C'est ainsi qu'il transporte sa demeure du XVIIIe arrondissement au 16 rue Alfred de Vigny, au coin du parc Monceau, un quartier récemment aménagé par les frères Pereire[23] . Les nouveaux voisins sont des banquiers d'affaires, des industriels, des généraux, des diplomates... Dans la seule rue Alfred-de-Vigny, on note en 1907, Reynaldo Hahn le compositeur, salonnier notoire, ami intime de Proust et familier du salon de Madeleine Lemaire (au 9), Emile II Pereire, fils d'Emile Pereire, le banquier d'affaire (au 10 - madame reçoit le vendredi), Edmond Bapst, l'ambassadeur (au 12), Fernand Gavarry, ministre plénipotentiaire (au 14 - madame reçoit le jeudi)[24] . De plus, à partir de 1904, on va aussi apercevoir M. et Mme Borderel à Villers-sur-mer, où ils ont fait acquisition de la villa Myosotis, qui donne directement sur la promenade... des planches, le front de mer ! Leur villégiature d'été dure habituellement de juillet à septembre[25] .

Cette aisance manifeste ne semble cependant pas s'être ensuivie de changements profonds dans le mode de vie de Jean Borderel, qui reste celui d'un bourgeois aisé, discret et laborieux. On ne voit pas que Mme Borderel ait pris un jour. Une correspondance partie de la villa Myosotis est adressée à un certain Jacques Fontane : son oncle Edouard est président du syndicat général de garantie des chambres du bâtiment -- un collègue ; d'autres à Louise, épouse de M. Torcheux, cultivateur dans la Beauce, ou encore à Elisabeth, épouse de M. Pux, professeur de sciences[26] . Et Mlle Borderel épousera en 1922 un commerçant du boulevard Ornano, dans le quartier de Clignancourt, Robert Douillet, grossiste en mercerie[27] . Rien donc qui trahisse une ambition sociale manifeste.

Borderel aura donc laissé une empreinte par la construction de nombreux bâtiments. C'est sans doute la fréquentation de Villers-sur-Mer qui l'a conduit à monter un projet d'érection d'un nouveau casino à Trouville - Succès d'architecture métallique, l'établissement se révèlera un cuisant echec commercial. Il a aussi laissé des traces de son influence sur l'organisation sociale du travail sous la IIIe République. Il a tâté de l'automobile, et même brièvement de la politique. Mais le domaine dans lequel il a absolument laissé son nom, c'est la bibliophilie. Dans le prochain billet, nous traiterons de Borderel le bibliophile, des mille et un volumes de sa bibliothèque (éditions originales et illustrés modernes) et de l'épais recueil d'estampes d'Auguste Brouet qui s'y trouvait.

Notes:

[1] Argentueil, recensement de 1872, rue du Port n° 9.

[2]  Mme Brouet mère y vécut d'ailleurs un temps, au 9 de la rue Boinod, dans les années 1890.

[3] Mariage le 29 octobre à Paris 18e - procuration le 23 juin 1882.

[4] "La maison Borderel, de Paris, exposait des modèles de combles en charpente, fer et bois, des dessins et photographies de nombreux et importants travaux exécutés, notamment dans les domaines de Chambly (Oise) et de Villechétive (Yonne) et à divers palais de l'Exposition à l’Esplanade des Invalides, etc.; en raison de la compétence et du soin avec lesquels les travaux exposés ont été exécutés, le Jury a décerné à la maison Borderel une médaille d’argent." Rapport du jury (1902) groupe VI 1ere partie p. 41.

[5

[6

[7] On en trouvera un descriptif précis ici, juste avant un intéressant essuyeur rallonge-plumeau qui mérite lui aussi le détour,

[8

[9

[10

[11

[12] Le Petit Moniteur universel, 15 décembre 1913.

[13

[14] Le peuple en effet, traité à 10h de travail par jour la semaine durant n'a de toute façon accunement la possibilité, encore moins l'idée, de participer ou de s'y intéresser [Weber]. C'est ainsi que, loin de nos kermesses mondiales écloses au pays de nulle part et retransmisent partout, on peut lire dans Le Petit Journal du 15 avril 1901, p. 3 : "Football — Le match final du championnat de France de football-association s'est joué hier à Bécon-les-Bruyères. II n'a pas donné de résultat, chacune des équipes en présence, le Havre-Athletic-Club et le Standard-Athletic-Club ayant réussi un but. Deux prolongations de vingt minutes chacune n'ayant pas changé la position des concurrents, la partie a été déclarée nulle. Elle se rejouera ultérieurement au Havre.» Alors que les confrontations trans Manche était très régulièrement défavorables aux Bleus (10-0 pour les rosbeef - Weber), on savait du moins éviter l'embarrassante séance de tirs au but...

[15

[16

[17] 2nd baronet - homme d'état britannique à la retraite - fait des visites fréquentes en France.

[18] Les frères Falize, auteurs de pièces d'orfèvrerie d'une opulence très fin-de-siècle, viennent de prendre la succession de leur père Lucien.

[19]  [Victor Fumouze - pharmacien-entrepreneur, comme son père, et ses fils]

[20]  [Alors très jeunes, les fils du collectionneur Paul Gallimard viennent en voisins : ils habitent au 79 rue Saint-Lazare]

[21]  [Avocat de renom, il sera l'un des avocats de Mme Humbert lors de son procès pour escroquerie, au cours duquel l'un des jurés les plus en vue sera... Jean Borderel]

[22]  [Trois membres bien connus de la célèbre famille de banquiers, collectionneurs et mécènes]

[23

[24]  d'après le Bottin Mondain (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k205233j/f418.image.r=%22Jean Borderel%22?rk=364808;4),

[25

[26

[27