Le Mousquetaire représente un soudard en costume du XVIIe siècle, un sujet historicisant dans le goût de Meissonier. On ne connaît que très peu d'exemplaires de cette eau-forte de Brouet, ce qui rend l'épreuve apparue sur le marché en 2023[1] d'autant plus remarquable. Elle est tirée en noir, quoique les chairs aient été rehaussées par l'utilisation d'une encre sanguine. Datée 1896 à la plume, elle fournit un élément fiable de chronologie et confirme une note de Grignard : dans son catalogue manuscrit, il laisse en effet entendre que le Mousquetaire serait "la deuxième planche de l'artiste, en tout cas une des toutes premières". Enfin, signé et dédicacé à Raphaël de Lagrillière, ce document exceptionnel introduit d'un coup dans l'univers de Brouet un ami jusqu'alors insoupçonné.
Raphaël de la Grillière est issu d'une famille de petite noblesse corrézienne. Son père, qui a rompu avec les siens en épousant une modiste de la région, établit peu après sa petite famille à Paris où pour vivre il fait commerce de bijoux[2] . Le jeune la Grillière, lui, a une autre vocation : les lettres. Dès son retour de régiment, en effet, on trouve sous sa plume de petits textes de circonstance dans des journaux humoristiques en vogue comme la Caricature ou la Lanterne de Bruant. La Grillière sera particulièrement en vue quelques années plus tard : à partir de 1904, il écrit pour le théâtre tout en contribuant régulièrement au Journal. Il tient également la rubrique poésie d'un autre périodique, le Ruy Blas. Ce journal assez mondain, qui vient d'être fondé, se propose de

combler un vide en ne publiant que des choses bien parisiennes, les faits et gestes de nos jolies parisiennes, de nos charmantes actrices, de nos endiablés viveurs, le Paris gai, vivant, joyeux, toujours disposé à s'amuser, mais aussi toujours le coeur sur la main.

Peu de temps après, la Grillière devient également secrétaire de l'Union internationale des Lettres et des Arts. Constituée autour du peintre orientaliste Rudolph Weisse[3], elle a pour ambition d'assurer la protection morale et matérielle de tous les artistes. Et en 1911 et 1912, il publie coup sur coup un recueil de poésie et un roman.

Or on se souvient que vers 1897, Brouet fait paraître dans la presse satirique quelques dessins humoristiques sous le pseudonyme Léon Dax. Que la Grillière y publie dans le même temps des saynètes comiques n'est sans doute pas une coïncidence. Ainsi, dans la vente de 2023 se trouvait avec le Mousquetaire une autre pièce, un assez grand dessin à l'encre représentant, sur trois registres, une scène principale entourée de petits croquis[4]. On y découvre un Pierrot entreprenant abordant une Colombine rougissante sous le regard indigné de sa duègne. Cette scène se tient dans un jardin au pied d'un... pachyderme qui la situe au Moulin Rouge. Les croquis représentent un bal, des apaches, un couple galant, peut-être des habitués de l'établissement ou du quartier. Et comme le Mousquetaire, ce dessin est daté 1897, dédicacé à la Grillière et signé Brouet. Mais il est aussi à rapprocher d'un dessin de Léon Dax paru dans la Chronique Amusante du 4 mars 1897 et titré Soirée parisienne. Même style de dessin à la plume, même utilisation des registres, même thème bien parisien. Mais comment croire en fait que Brouet, sans éducation et que Descaves qualifie de "primaire"[5], a écrit les alexandrins ironiques qui légendent ses dessins tel
Je voudrais bien savoir, parmi ces vieux bonshommes,
quels sont les plus calés et comment on les nomme.
ou bien
La jeunesse a l'amour, la vieillesse a l'argent.
Ils trouvent le bonheur parfait en échangeant.
L'apparition de l'ami la Grillière suggère un nom pour cette plume. Un autre document, conservé par ses descendants, associe d'ailleurs encore plus étroitement le publiciste et le dessinateur. De ce specimen de journal, qui annonce la parution en 1897 du Petit Figaro, la première page fait apparaître le nom de la Grillière, rédacteur en chef. Elle est aussi illustrée d'un dessin de Léon Dax des plus typiques : intitulé Laissons venir à nous les petits oiseaux, il représente deux jeunes femmes déambulant sous le regard égrillard d'une troupe serrée d'hommes en chapeaux. Voici qui renforce notre hypothèse : c'est la Grillière qui aurait écrit les légendes des dessins humoristiques de Brouet et - probablement - se serait entremis pour les placer dans les rédactions.
Enfin, un autre témoignage de l'amitié entre les deux artistes lui donne même à l'homme de lettres un visage : un portrait à l'huile de la Grillière par Brouet, également dédicacé et daté 1898, est conservé par ses descendants. Oeuvre notable car les huiles de Brouet sont rares, et les quelques tableaux ultérieurs connus paraissent souvent peu convaincants. Ce portrait montre donc que le jeune Brouet, avant de se consacrer à la gravure, avait acquis une compétence certaine en peinture.
Ajoutons encore ceci : tout laisse à penser que l'amitié de Brouet et la Grillière persista au cours des années suivantes. La présence dans la collection la Grillière d'une épreuve de la grande eau-forte en couleur les Deux Larrons d'après Daumier, qui est certainement postérieure à 1905, en témoigne. Mais surtout, cette amitié permet de comprendre une note cryptique de Jules-René Thomé qui, dans son article nécrologique[6], pour l'ensemble très bien renseigné, nous fait savoir que

Durant la guerre de 1914-1918, [Brouet] retrouve dans une caserne un ami d'enfance, Frédéric Grégoire, qui, la paix venue, s'improvise éditeur et publie, illustrés par Brouet, Les Frères Zemganno, d'Edmond de Goncourt (1921) et l'Apprentie, de Gustave Geoffroy (1924).

Or cette observation s'accorde mal avec les éléments biographiques établis par ailleurs. Brouet, né à Paris en 1872 d'un couple d'ouvriers pauvres, a passé son enfance aux Lilas, chez sa grand-mère, avant de rejoindre sa mère dans les environs de Montmartre. De son côté, Grégoire, après une adolescence passée à Salon - il était né en 1877 dans le village de Peyrolles-en-Provence où son père était greffier de la justice de paix - fit son service militaire au 18ème escadron du train, stationné à Oran[7] . Après avoir participé à la conquête des oasis sahariennes en 1900, il est libéré de ses obligations militaires en février 1901 et on le retrouve à Paris dès 1902 où il cherche à lancer sa carrière lyrique. Comment dès lors croire à une amitié de jeunesse entre Grégoire et Brouet ?

On peut pourtant essayer de donner un sens à l'affirmation de Thomé grâce aux colonnes mondaines du Ruy Blas... En effet, on y lit qu'au printemps 1904, plusieurs soirées intimes et d'art ont été organisées par le compositeur Léopold Coren et son épouse. Le couple est bien introduit dans certains milieux artistiques de la capitale : Mme Coren -- née République Française (sic) Deluermoz -- a deux soeurs qui sont toutes deux des actrices en vue : Jeanne Delvair et Germaine Dermoz. Leur frère Henri Deluermoz est un peintre de renom. Les entrefilets du Ruy-Blas laissent deviner des soirées fort animées : voici Marguerite Zuccani[8] qui chante Wagner et le duo du Clair de lune du Werther de Massenet - c'est Léopold Coren lui-même qui lui donne la réplique. Henri Deluermoz se taille lui aussi un succès, par ses imitations des sociétaires de la Comédie française. On chante aussi avec entrain des chansons provençales. Parmi les actrices, voici Réjane et surtout la divette Marguerite Nell, charmante femme du monde doublée d'une talentueuse actrice, qui ravit l'auditoire avec des mélodies du maître charmeur Gabriel Fauré. Non loin d'elle, un participant assidu : Louis Perrée, journaliste et escrimeur amateur, vice champion olympique à l'épée en 1900. Ils s'épouseront quelques années plus tard. En tous points, c'est une assistance sélecte qui se presse à ce salon : on y rencontre Marc Varenne, haut fonctionnaire et homme de lettres, le jeune médecin Delphin Pichardie et bien d'autres dont... Raphaël de la Grillière ! De toute évidence un proche de Léopold Coren, il lui dédicacera quelques poèmes dans le Ruy Blas, dont cette Orgie (22 juin 1904) toute de circonstances et qui commence par

Dans les canthares d'or, le Calène pétille
Et l'Ivresse et l'Oubli, leurs yeux noirs entrouverts,
Y murmurent des chants. La Chimère y frétille;
C'est la chrisaora montant des marais verts.

On notera le style qui cisèle le symbolisme en des vocables recherchés[9] et, du reste, un faible pour les métaux précieux, réminiscence peut-être des activités professionnelles de son père, ou de Moréas, et qui évoque plus Pélleas et Mélisande que Werther. Mais c'est la proximité de la Grillière et de Léopold Coren que l'on veut souligner ici. Car Coren, provençal un peu bohème, fin musicien et riche propriétaire terrien, on s'en souvient, nous l'avons rencontré au mariage de Frédéric Grégoire : il fut son témoin ! Comment donc ne pas penser que La Grillière et Grégoire sont familiers ? Que Thomé aura mal compris, ou mal retenu, et que cet ami d'enfance retrouvé dans une caserne, c'est la Grillière, par qui Brouet aura rencontré Grégoire ?

Quoi qu'il en soit de cette hypothèse, le Mousquetaire et la Soirée au Moulin Rouge sont des pièces remarquables par ce qu'elles nous font entrevoir tout à la fois des cercles du jeune la Grillière à ses débuts et de son influence sur Auguste Brouet - alias Léon Dax - son camarade de régiment. A vrai dire, la collection la Grillière recèle quelques surprises encore plus significatives pour notre connaissance du graveur : nous en parlerons dans un prochain billet.

Notes:

[1] Millon, vente du 03 juil. 2023, lot n° 123.

[2] Acte de décès, Paris 18e, 27 mars 1905 - son fils a pu un temps suivre les traces paternelles : sa fiche de matricule indique qu'il est joaillier.

[3] Un des trois principaux peintres orientalistes autrichiens de Paris à l'époque, avec Rudolf Ernst et Ludwig Deutsch.

[4] ibid. lot n° 122.

[5] "Aucun artiste digne d'estime n'apparaît aussi étroitement lié à son oeuvre que Brouet, le primaire" - Lucien Descaves, Souvenirs d'un Ours, Editions de Paris, 1946 p. 136.

[6] Atalante n° 2, janvier 1942, p. 25.

[7] Etat signalétique et des services, classe 1897, bureau de Marseille, matricule 674 - archives des Bouches-du-Rhône 1 R 1164.

[8] Mezzo-soprano (1877-1920) originaire de Boulogne tout comme sa soeur Thérèse (1878-1952), soprano.

[9] "[...] le prestige hermétique des vocables" - Plowert, Petit glossaire des auteurs décadents, Vanier, 1888.