En 1923, Brouet travaille à l'illustration de l'Apprentie. Cela ne se passe d'ailleurs pas sans difficultés, certaines planches ayant été critiquées par Geffroy, et refaites[1] . C'est à ce moment que ce produisit, entre Brouet et Grégoire, cette "brouille homérique" que rapporte Hesse. On ne sait rien sur les motifs précis de cette rupture. Toujours est-il que, dans une lettre à Geffroy datée d'octobre 1923, Brouet écrit[2] :

Je livrerai les illustrations mais je ne veux plus traiter avec Grégoire.

un monogramme
Timbre sec
d'Auguste Brouet
(Lugt 400b)
Le livre, dont la première planche fut gravée en août 1922[3], ne sortira effectivement qu'en 1924. En fait, Brouet semble déjà travailler de plus en plus étroitement avec Gaston Boutitie, qui l'avait édité pendant la guerre. Boutitie et son activité d'éditeur est plutôt mal connu. Il semble émerger pendant la guerre[4] , mettant à profit la fibre patriotique qui conduisit à la publication d'innombrables oeuvres graphiques  célébrant les héros français et plus encore dénonçant les prétendues barbarie et couardise de l'adversaire.
Après la guerre, Boutitie, bien au fait de la vogue du moment, devient éditeur de livres illustrés. Et c'est bien sous l'impulsion de Boutitie qu'est publié le catalogue de l'oeuvre gravé en 1923[5] . A cette occasion Geffroy, qui écrivit la préface, précisa que Brouet "s'édite désormais lui-même". C'est d'ailleurs aussi sur le catalogue que le timbre sec de Brouet (Lugt 400b) apparaît pour la première fois. On le retrouvera surtout sur les estampes isolées qui paraîtront à la même époque.
Estampe.jpg
Marque des
Editions de l'Estampe
Cependant, l'objet de la collaboration avec Boutitie, ce sont les livres illustrés. Ils paraîtront aux Editions de l'Estampe, qui est le nom de la maison d'édition de Boutitie, à l'adresse du 179 Quai de Jemmapes. Les ouvrages portent la marque de la maison, une presse. Jusqu'en 1927, les Editions de l'Estampe feront paraître au moins une dizaine de livres illustrés, dont trois sont l'oeuvre de Brouet :
  • La Bièvre et Saint-Séverin, de Huysmans (1924).
  • Jésus la Caille de Francis Carco (1925).
  • L'Ex-Voto de Lucie Delarue-Mardrus (1927).
Le choix des deux premiers textes n'était pas mauvais, exploitant la veine parisienne de l'artiste et sa fréquentation quotidienne du microcosme de la butte Montmartre. Ils portent d'ailleurs l'adresse du 4 rue Camille Tahan, qui est celle de l'atelier même de Brouet. Le dernier ouvrage mettait à profit son intérêt plus récent pour les marines, et d'ailleurs surtout les marins, contexte dans lequel il a donné de belles planches, mais qu'on peut parfois lire comme une habile transposition de sa fibre personnelle à un autre environnement. Peut-être est-ce là la meilleure lecture de ces planches détaillant des terre-neuvas à quai à Saint-Malo, motif original et récurrent chez Brouet.
A ces trois ouvrages il faut très probablement ajouter l'Eté à la campagne, qui selon la tradition aurait également été édité par Boutitie, sans qu'on en ait de preuve formelle. Boutitie disparaît au début de l'année 1928[6] . Et c'est à partir de 1927 que commence la collaboration avec les Editions d'Art Devambez.
Quant aux estampes, un premier ensemble de planches est répertorié dans la Bibliographie de la France le 9 mai 1924. Les épreuves portent d'ailleurs à la fois le timbre du Cercle de la Librairie et le timbre sec de Brouet. Il est intéressant de remarquer que le catalogue de Lugt affirme que les estampes isolées ont également été publiées par la maison parisienne d'édition d'art G. Boutitie & Cie.
De 1924 à 1927, c'est une cinquantaine de planche qui parurent ainsi, depuis l'Arabesque Renversée en 1924 jusqu'à Sur le Quai, voire le Cirque Ambulant, datées respectivement de 1927 et 1926.  Les modalités d'édition de ces planches ne sont pas complètement établies. Le dépôt légal a été effectué en 1926 par l'Estampe Moderne, et l'imprimeur de ces épreuves est Vernant, qui travaille pour ce même éditeur. Un certain rôle de l'éditeur et de son imprimeur est donc avéré. Mais, témoignage manifeste de l'indépendance effectivement prise par Brouet en matière d'édition à cette époque, on voit apparaître une comptabilité de l'intégralité des épreuves tirées. Pour ce faire, Brouet tint à jour pendant plusieurs année un journal[7] , sorte de Liber Veritatis où furent consignées toutes les épreuves de tous les états de chaque estampe éditée alors, et leurs acheteurs. On y voit ainsi que si effectivement, l'Estampe Moderne acquière nombre d'épreuves, cette maison d'édition semble loin d'être propriétaire de l'ensemble du tirage. De même pour les cuivres : si une trentaine d'entre eux furent achetés à Brouet par la Chalcographie du Louvre en 1932, il faut bien croire que c'est lui qui en était le propriétaire !
Fin 1927 et début 1928, le mode d'édition change à nouveau. Quelques planches sont encore répertoriées par la Bibliographie de la France, mais les relevés systématiques dans le journal s'arrêtent. On voit également réapparaître d'autres éditeurs comme Devambez et Marcel Guiot, en plus de l'Estampe moderne, que l'on devine toujours grâce au dépôt légal, et qui restera fidèle à Brouet jusqu'aux dernières années.
Et c'est également en 1927 que la brouille entre l'artiste et son ancien éditeur, Grégoire, semble prendre fin. L'exposition personnelle de Brouet à la galerie Hodebert présente un ensemble d'estampes qui, de façon significative, est divisé en deux sections. La première intitulée "Edition Brouet (1921-1927)" commence par l'Arabesque et Vers les Saintes-Maries, et se termine par le Cirque Ambulant et Bord de Seine, soit pratiquement l'ordre du journal, ordre qui est également celui des notices de la Bibliographie de la France. Une seconde section est intitulée "Edition Grégoire", et les planches qui y figurent sont effectivement des planches antérieures, datant des années 1920-1923. Autre signe: d'après une note du journal, Grégoire achète à Brouet quelques planches le 12 juillet 1927. Et lesquelles ? Mais oui, des danseuses : l'Arabesque renversée, et les deux planches des Danseuses à la Barre (1) et (2). Celles-là même qui lui échappèrent quelques années auparavant, puisqu'elles figurent parmi les premières planches que Brouet édita personnellement.
On peut donc penser qu'à l'époque de leur collaboration, l'influence de Grégoire pesa sur les choix thématiques du graveur. On a vu apparaître des chanteurs d'opéra inattendus. Peut-être l'accent porté sur les danseuses, par exemple, lui doit également beaucoup. Grégoire n'était-il pas également le protecteur d'un Cosson, le peintre des danseuses ? Ces choix étaient-ils toujours judicieux, cette influence bénéfique ? Dans Le Carnet d'un Curieux[8] , commentant l'exposition de 1927, Gaston Varenne, après avoir observé que

Brouet est surtout sensible au pittoresque, au sens où l'entendaient les romanciers natura­listes [...]. Ses suites de planches sont d'admirables documents d'après nature. Il évoque, avec une veine qui jamais ne se lasse, les gens des petits métiers, les gueux modernes, les forains, les roma­nichels, les acrobates de cirque, ou bien il erre dans les quartiers populaires et nous montre la foule grouillante dans les ruelles étroites, l'aspect décrépit des vieilles maisons et aussi les misères de la zone des fortifs. Toute cette suite révèle un pénétrant analyste servi par un métier d'une rare souplesse et elle restera dans l'histoire de la gravure [...]

confie également que

la série de danseuses, d'éthéromanes, de chanteuses de café-concert ou de tireuses de cartes nous séduit moins. Le métier est toujours impeccable, mais Brouet apporte à ces études plus de curiosité que de sympathie et il en ré­sulte quelque froideur.

Grégoire fit paraître également des ouvrages illustrés par Brouet à cette époque troublée du début des années 30. C'est ainsi qu'ironiquement, il édita non seulement les deux premiers, mais également les deux derniers livres illustrés de Brouet. Sur quoi portent-ils, ces deux derniers ouvrages ? Mais oui ! Mistral, le félibrige, et la Provence, patrie de... Grégoire. Après tout, peut-être la brouille eut-elle pour origine l'influence trop prégnante d'un éditeur...

Notes:

[1] Hesse.

[2] vente PIASA 22 nov 2005, INHA.

[3] Hesse.

[4] Dans une lettre à Sagot, Grignard, en 1916, mentionne les Impressions de Guerre, éditées par "le dénommé Boutitie", expression qui laisse entendre qu'il ne jouit alors que d'une faible notoriété.

[5] Auguste Brouet; catalogue de son œuvre gravé, Intr. Gustave Geffroy. Paris, G. Boutitie, 1923.

[6] Journal des débats politiques et littéraires, 25 juin 1928.

[7] Je remercie la petite-fille de l'artiste qui m'a fait part de l'existence de ce journal, et m'en a fait parvenir une copie.

[8] La Renaissance de l’Art Français et des Industries de Luxe n°10 (1927) 515.