Nous avons rencontré il y a peu Raphaël de la Grillière. Homme de lettres et journaliste, il fut aussi camarade de régiment d'Auguste Brouet, et sans doute son conseiller et collaborateur, légendant par exemple les dessins humoristiques qu'il publiait sous le pseudonyme de Léon Dax. Brouet lui fit don, à partir de 1896, d'une quinzaine d'oeuvres : eaux-fortes en noir, dessins de genre et même son portrait à l'huile, œuvre tout à fait unique ; et, plus remarquables encore, cinq eaux-fortes en couleurs, datées 1897 et signées, et portant chacune un envoi à l'homme de lettres. Nous étudions ici comment ces essais inédits s'inscrivent dans le mouvement de renaissance de l'eau-forte en couleurs à la fin du XIXe siècle et illustrent certains traits du récit biographique de l'artiste tel qu'il sera formulé par les critiques un quart de siècle plus tard.
Des essais annonciateurs
La première eau-forte, l'Enfant en bleu (ill.), est une scène d'enfance : vu de trois quarts, un garçonnet est assis à terre, les jambes croisées, penché vers un tabouret sur lequel il s'appuie de son bras gauche. Il tient de la main droite une poupée rouge allongée sur l'assise - une balle est à terre. Son visage est tourné vers nous ; il est tout à son jeu ou bien s'apprête à ramasser la balle. La figure de l'enfant, habillé d'une ample robe bleue, occupe toute la largeur de la planche. Pour le reste, l'espace est construit de façon très géométrique, le fond réglé par les montants de la fenêtre et l'avant-plan par les pieds du tabouret tandis que de grands aplats de couleurs - tissu bleu ciel, mur orange vif - sont animés de striations à l'aquatinte. Une certaine profondeur est apportée par l'épais encadrement de la fenêtre, marbré de bistre, et surtout par un lavis bleu de Prusse qui, ajouté à l'aquarelle après le tirage, souligne la forme de l'enfant et assombrit le sol, épargnant toutefois un point lumineux au sommet de la balle.

Dans la deuxième eau-forte, le sujet est également un jeune enfant. Debout face à une chaise de style, habillé d'une robe couleur corail, il joue lui aussi avec un objet posé sur l'assise, dans la pénombre d'un intérieur bourgeois. La pièce est meublée d'une commode portant quelques objets d'agrément en désordre. Les murs sont ornés de cadres accrochés à touche-touche. Le sol est encombré de menus objets, livres, flacons. La scène est éclairée par la seule lumière d'une bonne fenêtre, tamisée par d'épais voilages. Dans cet Enfant à la Chaise (ill.), tant le cadre - un home aisé - que le jeune personnage, et aussi la manière, nous renvoient à ce dessin à la pierre noire de Brouet, daté de la même année et représentant une scène d'intimité familiale, sous la lampe, le soir. Surtout, on y trouve déjà, outre le thème de l'enfant au jeu, trois des principaux traits de l’œuvre de Brouet : la profusion des accessoires, le clair-obscur, le dessin un peu lâché.

Ce sont les mêmes procédés qui sont mis en oeuvre dans Les Cordonniers (ill.). Les murs de l'atelier, plongés dans l'obscurité, sont couverts de rangées serrées d'alènes, échoppes, tranchets, marteaux, pinces et autres emporte-pièce. Assis face-à-face, à une table basse couverte de récipients et d'outils, deux artisans sont penchés sur leurs ouvrages. La fenêtre grande ouverte laisse pénétrer la lumière du soir : on aperçoit les toits de Paris au couchant. Au fond, par l'embrasure d'une porte, on discerne une silhouette de femme. Ces mêmes cordonniers, on les retrouvera dans l’œuvre en noir, à deux reprises. Quinze ans plus tard, ils sont assis à la même table, mais au fil des états, la composition s'apurera petit à petit : les éléments accessoires à la composition seront éliminés pour ne plus laisser subsister que le tête-à-tête muet du chauve et de l'hirsute plongés dans la confusion de l'atelier.


Enfin la cinquième eau-forte en couleurs, Scène nocturne (ill.), est un clair de lune au bord de l'eau. Quelques grandes masses — une barque, une rive arborée, un pont dans le lointain, quelques nuées — sont modelées à l'aquatinte et seules quelques réserves claires — la lune, un fanal et leurs reflets ondoyants à la surface de l'eau — animent la scène. Ces effets lumineux sont à rapprocher des réserves qui illuminent la Scène de la Zone ou encore des taches colorées qui animent ici ou là la planche des Cordonniers. A ce paysage assez conventionnel, on peine à trouver une postérité dans l’œuvre de l'artiste, quoique la composition se rapproche d'une de ses grandes aquarelles contemporaines, l'Elégante au bord de l'eau, qu'il a signée de son pseudonyme, Léon Dax.
Aux prémices de l'eau-forte en couleurs
A vrai dire, rien n'aurait pu nous laisser deviner l'existence de ces cinq pièces de Brouet : on n'en trouve aucune mention ni dans le catalogue Boutitie ni dans les listes établies par Grignard ou Petiet. Il est vrai qu'au moment de la vogue de Brouet, dans les années 20, son œuvre en couleurs, principalement constituée d'eaux-fortes d'interprétation, ne présentait plus guère d'intérêt aux yeux des critiques qui le passaient volontiers sous silence. Nous ne pouvons donc pas savoir si Brouet lui-même avait gardé des épreuves de ces eaux-fortes. Pour leur donner sens, il ne nous reste guère que de rares allusions de biographes. Ainsi Raymond Hesse[1], en 1930, rapporte que
Brouet va faire à son retour de régiment la connaissance d'Eugène Delâtre qui le perfectionnera dans la gravure.
Le détail est d'importance, puisque c'est précisément dans les années 1890 que le jeune Delâtre, en même temps que les quatre précurseurs que sont Raffaëlli, Maurin, Pissarro et Cassatt, va donner à l'eau-forte en couleurs une impulsion majeure, contribuant de façon décisive à l'engouement du public et des artistes pour ce medium pendant les deux décennies à venir[2] . Pour sa part, en 1925, Clément-Janin[3] évoque l'étroite amitié qui liait Brouet, Gaston Eychenne et Georges Godin, deux acteurs beaucoup plus modestes du renouveau de l'eau-forte en couleurs, artistes d'ailleurs presque complètement oubliés aujourd'hui. Mieux ! Selon lui
It was thus easy for his two friends to influence Brouet to take up the needle and acid.
Alors, ces cinq essais d'eau-forte en couleurs de Brouet, précisément datés, comment s'inscrivent-ils dans le foisonnement de l'eau-forte en couleurs des années 1890, et en particulier comment se confrontent-ils aux oeuvres de Delâtre, Eychenne et Godin ? On l'a dit, certains sont déjà très caractéristiques de Brouet par leurs sujets et même par leur facture, tels les Cordonniers ou l'Enfant à la Chaise. Ainsi la profondeur est donnée par ce clair obscur qui deviendra par la suite si marquant dans son œuvre que plusieurs critiques oseront des rapprochements - flatteurs et invariablement un peu gênés - avec Rembrandt. De même on y trouve déjà cet empâtement d'un dessin griffonné qui esquisse avec complaisance des intérieurs surchargés d'accessoires hétéroclites. De fait, on est bien en peine de rapprocher ces œuvres d'eaux-fortes en couleurs de contemporains... Par leur thème, toutefois, l'Enfant à la chaise, tout comme l'Enfant en bleu, deux jolies scènes un peu énigmatiques, trouvent des parallèles évident dans l’œuvre de Delâtre[4]. Ainsi le Grand père et Enfant (1895) est construit autour d'un motif identique à celui de l'Enfant à la chaise. De même le Portrait de Marcel (1894), avec sa construction sobre et son intérieur géométrisé qui projettent au premier plan la figure pensive du jeune garçon, semble trouver un écho dans l'Enfant en bleu.
Mais au delà du thème de l'enfance, la proximité qui s'établit entre l'Enfant en bleu et ces estampes de Delâtre, et d'autres tel l'Enfant au Square (ill.) vient de leur caractère japonisant, avec une composition au cadrage resserré, géométrique, et un traitement de la couleur par grands aplats animés de textures dynamiques. En effet, au moment où il s'est lancé dans l'eau-forte en couleurs, au début des années 90, Eugène Delâtre était sous l'influence du japonisme, et tout particulièremet de Mary Cassatt, qui avait exposé ses eaux-fortes en couleurs chez Paul Durand-Ruel dès 1891[5] . Lequel japonisme a également aussi étendu son empire sur bien d'autres artistes dont, pour ceux qui nous intéressent ici, Gaston Eychenne : ses nombreux travaux
présentés au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts en 1899 sont des œuvres claires dans lesquelles le colorisme et le dessin agissent de concert pour des effets esthétiques d'un grand raffinement[6] , à tel point que Mourey voit trop de japonisme
par exemple dans les Maquereaux[7] . Peu de points communs donc entre la Carpe, les Anémones et même le Papillon noir, avec leurs raffinements de détails - écailles, gouttes d'eau déperlantes - ciselés avec une infinie patience par Eychenne et les larges aplats de couleurs pures, leurs superpositions approximatives et le jeu des textures à l'aquatinte de Brouet - nl d'ailleurs les scènes d'enfants de Delâtre - si ce n'est l'esprit japonais de la composition. Elément majeur du Zeitgeist, le japonisme est donc resté tout à fait anecdotique chez Brouet et l'on peut sans doute encore mieux rapprocher l'Enfant en bleu de la Lettre (1890-1, ill.), de Cassatt, par la disposition des couleurs, la composition, les textures, que des œuvres de Delâtre ou d'Eychenne.
Qu'en est-il enfin de Georges Godin ? Totalement tombé dans l'oubli, Godin ne nous est connu que par les quelques mentions dont il fit l'objet, surtout dans Studio, entre 1897 et 1902 et les quelques reproductions de ses estampes qui y figurent[8] . Ajoutez une épreuve conservée ici ou là, et vous aurez tout ce qu'on connaît de son œuvre... Ce sont des paysages, ruraux ou urbains, tous tirées à très petit nombre, certains édités par Hessèle et exposés au premier Salon de la Gravure originale en Couleurs, en 1904. Autant qu'on puisse en juger à partir de ce maigre corpus, ces eaux-fortes semblent plus intéressantes par leurs effets d'encrage que par leur dessin. D'ailleurs Bourcard[9] nous indique que Godin ne travaillait qu'à la poupée, et il semble avoir toujours tiré ses planches lui-même. Il est vrai qu'il était un amateur, du reste héritier d'un coquet pécule qui le mettait à l'abri du besoin. Ainsi, ses recherches, son style, semblent bien reflétés par Le Soir jaune (ill.), avec ce travail sophistiqué d'encrage qui supplée la mise en place par une aquatinte plus que sommaire de la composition.

On y trouve donc chez Godin certaines analogies avec les eaux-fortes en couleurs de Brouet de la collection la Grillière, par exemple la Scène nocturne, avec son camaïeu de bleus sombres et ses rares réserves en forme de trouées lumineuses. Même effet, encore plus poussé, dans la grande masse bleu saphir qui enserre la Scène de la Zone, abuttée à un aplat jaune canari qui allume des nuées vert électrique et irise les silhouettes de lueurs crépusculaires. Impéritie du débutant ? On notera la superposition approximative des couleurs - un liseré jaune pur est visible au bord droit de la planche et un autre bleu en tête - quoique la planche ait été tirée au repérage (les trous apparaissant au milieu des bords inférieurs et supérieurs des planches) à une époque où Delâtre lui-même se tourne vers l'impression à la poupée[10] .
Cette primauté données aux encrages - au risque de se perdre dans les excès de virtuosité - procède bien de l'entourage d'un maître-imprimeur comme Delâtre. Sans surprise on la retrouve chez d'autres de ses ouailles, comme Maria Yakunchikova[11] (1870-1902), artiste féconde et autre précurseure de l'eau-forte en couleurs, membre de la riche bourgeoisie russe et élève en gravure de Delâtre, dans sa Nuit étoilée (1893-5, ill.) ou encore son Effroi (1893–5), qui présentent de semblables jeux de valeurs et de transparence obtenus par un encrage savant. Et même les maîtres de l'eau-forte en couleurs s'adonneront, à des degrés divers, à cette manière. A ce titre, on compulsera avec profit l’œuvre de Marie Gautier par exemple, ou encore celui de Houdard, dont le nom figure d'ailleurs, avec Lepère, Ranft et Maurin, au petit Panthéon des graveurs érigé à l'arrière plan de l'autoportrait de Delâtre[12] (1894). En témoigne son Clair de Lune sur la Bresle (1898, ill.) qui, quoique d'une exécution infiniment plus aboutie, mobilise précisément les mêmes moyens que la Scène nocturne de Brouet, tandis que sa Fin du Jour présente de grandes similitudes avec le Soir jaune de Godin.
Dans leur diversité, leurs hésitations, ces cinq eaux-fortes de Brouet évoquent donc des essais, une technique qui se cherche, à une époque où l'eau-forte en couleurs était elle-même en plein foisonnement expérimental. Elles sont sans doute empreintes des conseils techniques de Delâtre, qui furent libéralement prodigués à tant d'artistes, quoique son nom n'apparaisse pas dans les articles biographiques consacrés à Brouet en 1914 ou au début des années 20. De même le japonisme, pourtant si prégnant à l'époque, ne se manifeste guère chez Brouet, qui semble plutôt chercher sa voie dans des effets d'encrage ambitieux, qu'on trouve fréquemment dans l'entourage de Delâtre.

Selon Godin, c'est lui-même qui incita Eychenne à se mettre à l'eau-forte en couleurs [13]. D'après Clément-Janin, on l'a vu, il en fit de même avec Brouet. Il est donc remarquable que deux eaux-fortes en couleurs de Godin aient également été identifiées dans la collection la Grillière, portant toutes les deux, sous forme d'envoi, un hommage de sympathie de l'artiste à l'homme de lettre. Ces deux œuvres, un bord de mer au couchant et un paysage urbain, sont toutes les deux dans les tons rouille et pelure d'oignon qu'affectionnait Godin. La seconde (ill.), qui représente une banlieue industrielle avec cheminée d'usine et poteaux téléphoniques évoque quelque peu la Scène de la Zone de Brouet, par son thème et sa facture, tandis que la première se rapproche de sa Scène nocturne. La proximité dans la collection la Grillière d’œuvres jusqu'ici inconnues des deux artistes, analogues par leur technique et leurs thèmes, semble bien confirmer l'amitié de Brouet et Godin que mentionne Clément-Janin. Cependant, contrairement à Eychenne qui, comme Godin, fut bientôt publié par Hessèle, les essais d'eaux-fortes en couleurs de Brouet restèrent dans les cartons, du moins dans ceux de son ami la Grillière. Le peu d'intérêt suscité par ces premiers travaux est d'ailleurs évoqué avec ironie par Jean Heubert[14] en 1914
C'est alors, au tournant du siècle, qu'il se mit à la gravure de reproduction. Quant à la gravure originale, quand bien même on en devine les prémices dans certains de ces essais, il allait falloir attendre un prochain caprice de la mode, qui ne viendra que quelques années plus tard...Il fut des premiers qui reprirent la gravure en couleurs; mais les marchands dédaignaient ses essais, tant en couleurs qu'en noir; c'était la grande époque de l'affiche; tout le succès allait à la lithographie florissante.
Remerciements:
Je remercie chaleureusement Michel de Lagrillière qui m'a aimablement communiqué les oeuvres de la collection la Grillière et Gérard Jouhet pour ses précieux renseignements sur la biographie et l’œuvre d'Eugène Delâtre.
Notes:
[1] dans Auguste Brouet, Les Artistes du Livre, Babou, 1930, p. 17.
[2] De Pissaro à Picasso, P. D. Cate & M. Grivel, 1992 p. 38.
[3] dans Print Connoisseur, vol. 5, janvier 1925. L'article de Clément-Janin est généralement bien renseigné. Mellerio, co-éditeur avec lui de l'Estampe et l'Affiche, était un intime du groupe de Saint-Germain-en-Laye.
[4] concernant les scènes d'enfance chez Delâtre, voir Impressions d’enfance, Eugène Delâtre et Alfredo Müller, Musée Daubigny à Auvers-sur-Oise du 2 avril au 18 septembre 2022, catalogue par H. Koehl, G. Jouhet, A. Couffy & A. Saulnier-Chemin.
[5] De Pissaro à Picasso, p. 59.
[6] élève d'un miniaturiste, il évoluera vers 1900 vers une seconde manière (lettre à Maurice Denis en juin 1901) qui s'attache à produire des formes fermement dessinée, simplifiant ainsi son subtil colorisme par le recours à des formes géométriquement contenues. La première manière est caractérisée par des contours diffus et une attention maniaque portée à l'animation des surfaces par les détails.
[7] Studio, mars 1901, p. 100.
[8] Studio, février 1901, p.13-14. et p. 8.
[9] A travers cinq siècles de gravures, 1903 p. 430.
[10] Impressions à Montmartre : Eugène Delâtre & Alfredo Müller, H. Koehl et N.-H. Zmelty, 2013.
[11] sur Maria Yakunchikova, voir les articles du magazine de la Galerie Tretyakov.
[12] que l'on peut voir par exemple en illustration de cet article.
[13] voir l'article nécrologique de Godin dans le Mouvement esthétique n° 3, 15 juin 1902.
[14] dans la Gravure et la Lithographie françaises, juin 1914, p. 196.