combler un vide en ne publiant que des choses bien parisiennes, les faits et gestes de nos jolies parisiennes, de nos charmantes actrices, de nos endiablés viveurs, le Paris gai, vivant, joyeux, toujours disposé à s'amuser, mais aussi toujours le coeur sur la main.
Or on se souvient que vers 1897, Brouet fait paraître dans la presse satirique quelques dessins humoristiques sous le pseudonyme Léon Dax. Que la Grillière y publie dans le même temps des saynètes comiques n'est sans doute pas une coïncidence. Ainsi, dans la vente de 2023 se trouvait avec le Mousquetaire une autre pièce, un assez grand dessin à l'encre représentant, sur trois registres, une scène principale entourée de petits croquis[4]. On y découvre un Pierrot entreprenant abordant une Colombine rougissante sous le regard indigné de sa duègne. Cette scène se tient dans un jardin au pied d'un... pachyderme qui la situe au Moulin Rouge. Les croquis représentent un bal, des apaches, un couple galant, peut-être des habitués de l'établissement ou du quartier. Et comme le Mousquetaire, ce dessin est daté 1897, dédicacé à la Grillière et signé Brouet. Mais il est aussi à rapprocher d'un dessin de Léon Dax paru dans la Chronique Amusante du 4 mars 1897 et titré Soirée parisienne. Même style de dessin à la plume, même utilisation des registres, même thème bien parisien. Mais comment croire en fait que Brouet, sans éducation et que Descaves qualifie de "primaire"[5], a écrit les alexandrins ironiques qui légendent ses dessins tel
ou bienJe voudrais bien savoir, parmi ces vieux bonshommes,quels sont les plus calés et comment on les nomme.
La jeunesse a l'amour, la vieillesse a l'argent.Ils trouvent le bonheur parfait en échangeant.
Durant la guerre de 1914-1918, [Brouet] retrouve dans une caserne un ami d'enfance, Frédéric Grégoire, qui, la paix venue, s'improvise éditeur et publie, illustrés par Brouet, Les Frères Zemganno, d'Edmond de Goncourt (1921) et l'Apprentie, de Gustave Geoffroy (1924).
Or cette observation s'accorde mal avec les éléments biographiques établis par ailleurs. Brouet, né à Paris en 1872 d'un couple d'ouvriers pauvres, a passé son enfance aux Lilas, chez sa grand-mère, avant de rejoindre sa mère dans les environs de Montmartre. De son côté, Grégoire, après une adolescence passée à Salon - il était né en 1877 dans le village de Peyrolles-en-Provence où son père était greffier de la justice de paix - fit son service militaire au 18ème escadron du train, stationné à Oran[7] . Après avoir participé à la conquête des oasis sahariennes en 1900, il est libéré de ses obligations militaires en février 1901 et on le retrouve à Paris dès 1902 où il cherche à lancer sa carrière lyrique. Comment dès lors croire à une amitié de jeunesse entre Grégoire et Brouet ?
On peut pourtant essayer de donner un sens à l'affirmation de Thomé grâce aux colonnes mondaines du Ruy Blas... En effet, on y lit qu'au printemps 1904, plusieurs soirées intimes et d'art ont été organisées par le compositeur Léopold Coren et son épouse. Le couple est bien introduit dans certains milieux artistiques de la capitale : Mme Coren -- née République Française (sic) Deluermoz -- a deux soeurs qui sont toutes deux des actrices en vue : Jeanne Delvair et Germaine Dermoz. Leur frère Henri Deluermoz est un peintre de renom. Les entrefilets du Ruy-Blas laissent deviner des soirées fort animées : voici Marguerite Zuccani[8] qui chante Wagner et le duo du Clair de lune du Werther de Massenet - c'est Léopold Coren lui-même qui lui donne la réplique. Henri Deluermoz se taille lui aussi un succès, par ses imitations des sociétaires de la Comédie française. On chante aussi avec entrain des chansons provençales. Parmi les actrices, voici Réjane et surtout la divette Marguerite Nell, charmante femme du monde doublée d'une talentueuse actrice
, qui ravit l'auditoire avec des mélodies du maître charmeur Gabriel Fauré. Non loin d'elle, un participant assidu : Louis Perrée, journaliste et escrimeur amateur, vice champion olympique à l'épée en 1900. Ils s'épouseront quelques années plus tard. En tous points, c'est une assistance sélecte qui se presse à ce salon : on y rencontre Marc Varenne, haut fonctionnaire et homme de lettres, le jeune médecin Delphin Pichardie et bien d'autres dont... Raphaël de la Grillière ! De toute évidence un proche de Léopold Coren, il lui dédicacera quelques poèmes dans le Ruy Blas, dont cette Orgie (22 juin 1904) toute de circonstances et qui commence par
On notera le style qui cisèle le symbolisme en des vocables recherchés[9] et, du reste, un faible pour les métaux précieux, réminiscence peut-être des activités professionnelles de son père, ou de Moréas, et qui évoque plus Pélleas et Mélisande que Werther. Mais c'est la proximité de la Grillière et de Léopold Coren que l'on veut souligner ici. Car Coren, provençal un peu bohème, fin musicien et riche propriétaire terrien, on s'en souvient, nous l'avons rencontré au mariage de Frédéric Grégoire : il fut son témoin ! Comment donc ne pas penser que La Grillière et Grégoire sont familiers ? Que Thomé aura mal compris, ou mal retenu, et que cet ami d'enfance retrouvé dans une caserne, c'est la Grillière, par qui Brouet aura rencontré Grégoire ?Dans les canthares d'or, le Calène pétille
Et l'Ivresse et l'Oubli, leurs yeux noirs entrouverts,
Y murmurent des chants. La Chimère y frétille;
C'est la chrisaora montant des marais verts.
Quoi qu'il en soit de cette hypothèse, le Mousquetaire et la Soirée au Moulin Rouge sont des pièces remarquables par ce qu'elles nous font entrevoir tout à la fois des cercles du jeune la Grillière à ses débuts et de son influence sur Auguste Brouet - alias Léon Dax - son camarade de régiment. A vrai dire, la collection la Grillière recèle quelques surprises encore plus significatives pour notre connaissance du graveur : nous en parlerons dans un prochain billet.
Notes:
[1] Millon, vente du 03 juil. 2023, lot n° 123.
[2] Acte de décès, Paris 18e, 27 mars 1905 - son fils a pu un temps suivre les traces paternelles : sa fiche de matricule indique qu'il est joaillier.
[3] Un des trois principaux peintres orientalistes autrichiens de Paris à l'époque, avec Rudolf Ernst et Ludwig Deutsch.
[4] ibid. lot n° 122.
[5] "Aucun artiste digne d'estime n'apparaît aussi étroitement lié à son oeuvre que Brouet, le primaire" - Lucien Descaves, Souvenirs d'un Ours, Editions de Paris, 1946 p. 136.
[6] Atalante n° 2, janvier 1942, p. 25.
[7] Etat signalétique et des services, classe 1897, bureau de Marseille, matricule 674 - archives des Bouches-du-Rhône 1 R 1164.
[8] Mezzo-soprano (1877-1920) originaire de Boulogne tout comme sa soeur Thérèse (1878-1952), soprano.
[9] "[...] le prestige hermétique des vocables" - Plowert, Petit glossaire des auteurs décadents, Vanier, 1888.